Elle et lui. George Sand
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I
Thérèse comprit fort bien, à première vue, le dépit et la jalousie qui avaient dicté cette lettre.
—Et pourtant, se dit-elle, il n'est pas amoureux de moi. Oh! non, certes, il ne sera jamais amoureux de personne, et de moi moins que de toute autre.
Et, tout en relisant et rêvant, Thérèse craignit de se mentir à elle-même en cherchant à se persuader que Laurent ne courait aucun danger auprès d'elle.
—Mais quoi? quel danger? se disait-elle encore: souffrir d'un caprice non satisfait? souffre-t-on beaucoup pour un caprice? Je n'en sais rien, moi. Je n'en ai jamais eu!
Mais la pendule marquait cinq heures de l'après-midi. Et Thérèse, après avoir mis la lettre dans sa poche, demanda son chapeau, donna congé à son domestique pour vingt-quatre heures, fit à sa fidèle vieille Catherine diverses recommandations particulières et monta en fiacre. Deux heures après, elle rentrait avec une petite femme mince, un peu voûtée et parfaitement voilée, dont le cocher même ne vit pas la figure. Elle s'enferma avec cette personne mystérieuse, et Catherine leur servit un petit dîner tout à fait succulent. Thérèse soignait et servait sa compagne, qui la regardait avec tant d'extase et d'ivresse, qu'elle ne pouvait pas manger.
De son côté, Laurent se disposait à la partie de plaisir annoncée; mais, quand le prince D… vint le prendre avec sa voiture, Laurent lui dit qu'une affaire imprévue le retenait encore deux heures à Paris, et qu'il le rejoindrait à sa maison de campagne dans la soirée.
Laurent n'avait pourtant aucune affaire. Il s'était habillé avec une hâte fiévreuse. Il s'était fait coiffer avec un soin particulier. Et puis il avait jeté son habit sur un fauteuil, et il avait passé ses mains dans les boucles trop symétriques de ses cheveux, sans songer pourtant à l'air qu'il pouvait avoir. Il se promenait dans son atelier tantôt vite, tantôt lentement. Quand le prince D… fut parti en lui faisant dix fois promettre de se hâter de partir lui-même, il courut sur l'escalier pour le prier de l'attendre et lui dire qu'il renonçait à toute affaire pour le suivre; mais il ne le rappela point et passa dans sa chambre, où il se jeta sur son lit.
—Pourquoi me ferme-t-elle sa porte pour deux jours? Il y a quelque chose là-dessous! Et, quand elle me donne rendez-vous pour le troisième jour, c'est afin de me faire rencontrer chez elle un Anglais ou un Américain que je ne connais pas! Mais elle connaît, certainement, elle, ce Palmer, qu'elle appelle par son petit nom! D'où vient alors qu'il m'a demandé son adresse? Est-ce une feinte? Pourquoi feindrait-elle avec moi? Je ne suis pas l'amant de Thérèse, je n'ai aucun droit sur elle! L'amant de Thérèse! je ne le serai certainement jamais. Dieu m'en préserve! une femme qui a cinq ans de plus que moi, peut-être davantage! Qui sait l'âge d'une femme, et de celle-là précisément, dont personne ne sait rien? Un passé si mystérieux doit couvrir quelque énorme sottise, peut-être une honte bien conditionnée. Et avec cela, elle est prude, ou dévote, ou philosophe, qui peut savoir? Elle parle de tout avec une impartialité, ou une tolérance, ou un détachement… Sait-on ce qu'elle croit, ce qu'elle ne croit pas, ce qu'elle veut, ce qu'elle aime, et si seulement elle est capable d'aimer?
Mercourt, un jeune critique, ami de Laurent, entra chez lui.
—Je sais, lui dit-il, que vous partez pour Montmorency. Aussi je ne fais qu'entrer et sortir pour vous demander une adresse, celle de mademoiselle Jacques.
Laurent tressaillit.
—Et que diable voulez-vous à mademoiselle Jacques? répondit-il en faisant semblant de chercher du papier pour rouler une cigarette.
—Moi? Rien… c'est-à-dire si! Je voudrais bien la connaître; mais je ne la connais que de vue et de réputation. C'est pour une personne qui veut se faire peindre que je demande son adresse.
—Vous la connaissez de vue, mademoiselle Jacques?
—Parbleu! elle est tout à fait célèbre à présent, et qui ne l'a remarquée? Elle est faite pour cela!
—Vous trouvez?
—Eh bien, et vous?
—Moi? Je n'en sais rien. Je l'aime beaucoup, je ne suis pas compétent.
—Vous l'aimez beaucoup?
—Oui, vous voyez, je le dis; ce qui est la preuve que je lui ne fais pas la cour.
—Vous la voyez souvent?
—Quelquefois.
—Alors vous êtes son ami… sérieux?
—Eh bien, oui, un peu… Pourquoi riez-vous?
—Parce que je n'en crois rien; à vingt-quatre ans, on n'est pas l'ami sérieux d'une femme… jeune et belle!
—Bah! elle n'est ni si jeune ni si belle que vous dites. C'est un bon camarade, pas désagréable à voir, voilà tout. Pourtant elle appartient à un type que je n'aime pas, et je suis forcé de lui pardonner d'être blonde. Je n'aime les blondes qu'en peinture.
—Elle n'est pas déjà si blonde! elle a les yeux d'un noir doux, des cheveux qui ne sont ni bruns ni blonds, et qu'elle arrange singulièrement. Au reste, ça lui va, elle a l'air d'un sphinx bon enfant.
—Le mot est joli; mais… vous aimez les grandes femmes, vous!
—Elle n'est pas très-grande, elle a des petits pieds et des petites mains. C'est une vraie femme. Je l'ai bien regardée, puisque j'en suis amoureux.
—Tiens, quelle idée vous avez là!
—Cela ne vous fait rien, puisqu'en tant que femme, elle ne vous plaît pas?
—Mon cher, elle me plairait, que ce serait tout comme. Dans ce cas-là, je tâcherais d'être mieux avec elle que je ne suis; mais je ne serais pas amoureux, c'est un état que je ne fais pas; par conséquent, je ne serais pas jaloux. Poussez donc votre pointe, si bon vous semble.
—Moi? Oui, si je trouve l'occasion; mais je n'ai pas le temps de la chercher, et, au fond, je suis comme vous, Laurent, parfaitement enclin à la patience, vu que je suis d'un âge et d'un monde où le plaisir ne manque pas… Mais, puisque nous parlons de cette femme-là, et que vous la connaissez, dites-moi donc… c'est pure curiosité de ma part, je vous le déclare, si elle est veuve ou…
—Ou quoi?
—Je voulais dire si elle est veuve d'un amant ou d'un mari.
—Je n'en sais rien.
—Pas possible!
—Parole d'honneur, je ne lui ai jamais demandé. Ça m'est si égal!
—Savez-vous ce qu'on dit?
—Non, je ne m'en soucie pas. Qu'est-ce qu'on dit?
—Vous voyez bien que vous vous en souciez! On dit qu'elle a été mariée à un homme riche et titré.
—Mariée…
—On