Conscience. Hector Malot
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Avant de sortir de chez lui, Saniel avait laissé sa clef à son concierge pour que Philis ne l'attendit pas dans la rue si elle venait en son absence; lorsqu'il rentra, le concierge lui dit que «madame» était montée depuis assez longtemps déjà, et, à son coup de sonnette, ce fut elle qui, vivement, lui ouvrit la porte.
—Eh bien? demanda-t-elle d'une voix frémissante avant même qu'il fût entré.
—Ce que je te disais hier: il n'a trouvé personne.
Elle le serra dans une longue étreinte passionnée.
—Et pour le tapissier?
—Il a promis de gagner du temps.
Tout en parlant, ils étaient entrés dans le cabinet: le feu brûlait dans la cheminée, et ce n'était pas des morceaux de planches qui flambaient, comme la veille, mais des bûches de charme; sur la table, éclairée par deux bougies, se montrait un beau poulet rôti, entouré de cresson, et une bouteille de vin rouge faisait vis-à-vis à la carafe d'eau.
Il la regarda surpris.
—J'ai mis la table, dit-elle, tu vois, je dîne avec toi.
Et se jetant dans ses bras:
—Connaissant Caffié mieux que toi, j'avais deviné sa réponse, et je ne voulais pas que tu fusses seul en rentrant ici: j'ai encore trouvé un prétexte pour ne pas dîner avec maman.
—Mais ce poulet?
—Il nous fallait bien un plat de résistance.
—Ce bois, ces bougies?
—Ça, c'est la fin de mes économies; j'aurais été si heureuse qu'elles fussent moins misérables et pussent te servir à quelque chose d'utile.
Comme la veille, ils s'assirent devant le feu, et tout de suite elle se mit à parler de choses et d'autres pour l'occuper et le distraire: mais ce que leurs lèvres ne disaient point, leurs regards, en se rencontrant, l'exprimaient avec plus d'intensité que la parole; cependant, jusqu'à la fin du dîner, ils purent l'un et l'autre ne rien dire de décisif.
Ce fut lui qui, à un certain moment, trahit sa préoccupation.
—Ton frère avait bien observé Caffié, dit-il comme s'il se parlait à lui-même.
—N'est-ce pas?
—C'est assurément le plus parfait coquin que j'aie jusqu'à ce jour rencontré.
—Il t'a proposé quelque infamie, je suis sûre?
—Il m'a proposé de me marier.
—J'en avais le pressentiment.
—Et c'est pour cela qu'il me refuse le prêt que je demande. J'ai eu la simplicité de lui expliquer franchement ma situation; en même temps, je lui ai dit quelle importance il y avait pour moi à gagner le mois d'avril, et il espère que, sous le coup des poursuites, quand je verrai que je vais être mis dans la rue, j'accepterai l'une des deux femmes qu'il me propose: le couteau sur la gorge, il faudra bien que je cède; c'est pour le tenir suspendu qu'il a promis de retarder les poursuites de Jardine et de les traîner en longueur.
—Et ces femmes? demanda-t-elle, sans oser le regarder en face.
—Sois tranquille, tu n'as rien à craindre d'elles l'une est une bouchère ivrogne, l'autre est une jeune fille qui a un enfant.
—Et ce sont là les femmes qu'il ose proposer à un homme comme toi!
—Ses propositions ne sont pas aussi nues que je te les présente; elles sont accommodées à une sauce qui, selon son sentiment, doit les faire passer. Si je ne guéris pas la bouchère de l'ivrognerie, je n'ai qu'à l'abandonner à son vice qui l'emportera dans un bref délai, et, comme le contrat sera réglé en vue de cette éventualité, je me trouverai l'héritier de ses vingt mille livres de rentes. Pour la vierge à l'enfant, la combinaison est autre: cet enfant a été doté par son vrai père de deux cent mille francs, et celui qui le légitimera en épousant la mère aura la jouissance du revenu de ces deux cent mille francs jusqu'à la majorité du petit..., si, toutefois, celui-ci parvient à sa majorité, car il est bien fragile, si fragile même que, si sa mort arrivait, elle ne nuirait en rien à ma réputation de médecin.
—Tu, vois quel monstre il est!
—Pendant qu'il m'expliquait ainsi ses combinaisons, en m'offrant la mort des autres, je pensais à la sienne, et me disais que, si on le supprimait, il n'aurait vraiment que ce qu'il mérite.
—Ça, c'est bien vrai.
—Pour moi, rien ne m'aurait été plus facile, à un certain moment. Comme il a mal aux dents, il me montra sa mâchoire: je n'avais qu'à l'étrangler; nous étions seuls: un misérable diabétique comme lui qui, j'en suis sûr, n'a pas six mois à vivre, n'aurait pas résisté à une poigne comme celle-ci. Je retirais de son gilet ses clefs, j'ouvrais sa caisse, j'y prenais les trente, quarante, soixante mille francs que j'y ai vus entassés: du diable si la justice aurait, jamais rien découvert: un médecin n'étrangle pas ses clients, il les empoisonne, il les tue scientifiquement, non brutalement.
—Voilà le malheur, c'est que ces moyens d'arranger les choses ne sont à la portée que des gens qui n'ont par de conscience, et qu'ils n'existent pas pour nous.
—Je t'assure bien que ce n'est pas la conscience qui m'aurait retenu.
—La peur du remords, si je me sers d'un mauvais mot.
—Mais les gens intelligents n'ont pas de remords, ma chère enfant, attendu que chez eux le raisonnement précède le fait et ne le suit pas: avant d'agir, ils pèsent le pour et le contre, et savent quelles seront les conséquences de leurs actions pour les autres aussi bien que pour eux; si cet examen préalable leur prouve que pour une raison quelconque ils peuvent agir, ils seront à jamais tranquilles, assurés de n'être pas exposés aux remords, qui ne sont que les reproches de la conscience.
—Sans doute, ce que tu dis là est juste, et pourtant il m'est impossible de l'accepter. Si je n'ai pas commis de crimes dans ma vie, j'ai fait cependant des sottises, même des fautes, et pour quelques-unes ça été délibérément, après cet examen préalable dont tu parles: j'aurais donc dû être parfaitement tranquille et à l'abri des reproches de ma conscience; cependant, le lendemain matin, je m'éveillais malheureuse, tourmentée, bouleversée quelquefois, sans pouvoir étouffer la voix mystérieuse qui m'accusait.
—Et au nom de qui parlait-elle, cette voix plus vague encore que mystérieuse?
—Au nom de ma conscience, évidemment.
—«Évidemment» est de trop, et tu serais bien embarrassée de me démontrer cette évidence, attendu que rien n'est plus incertain et insaisissable que ce qu'on est convenu d'appeler la conscience, qui n'est en réalité qu'une affaire de milieu et d'éducation.
—Je ne comprends pas.
—Ta conscience te fait-elle un crime de m'aimer?
—Non,