Conscience. Hector Malot
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—Je vous remercie: je serai très bien ici.
Sans prendre la chaise que Crozat lui désignait de la main, il s'accota contre le mur: c'était un grand et solide garçon d'une trentaine d'années, aux cheveux fauves tombant sur le collet de sa redingote, à la barbe longue, frisante, à la figure énergique, mais tourmentée, ravagée, à laquelle des yeux bleu pâle donnaient une expression de dureté que précisait encore une mâchoire osseuse et son allure décidée: en tout un Gaulois, un vrai Gaulois des temps passés, fort, crâne et résolu.
Brigard continuait:
—Il est incontestable,—c'était sa formule, car tout ce qu'il disait était incontestable pour lui, par cela seul qu'il le disait,—il est incontestable que, dans le désarroi où l'humanité se débat, il importe d'établir le dogme de la conscience, ayant pour unique sanction le devoir accompli et la satisfaction intérieure....
—Le devoir accompli envers qui? interrompit Saniel se détachant du mur pour faire un pas en avant.
—Envers soi-même.
—Alors commencez par établir quels sont nos devoirs, et pour cela codifiez ce qui est bien et ce qui est mal.
—C'est facile, dit une voix.
—Facile si vous admettez un respect en quelque sorte inné de la vie humaine, de la propriété et de la famille. Mais vous reconnaîtrez que tous les hommes n'ont pas ce respect. Combien ne croient pas que c'est une faute de prendre la femme de leur ami, un crime de s'approprier une chose dont ils ont besoin, de supprimer un ennemi! Alors où sont les devoirs de ceux qui raisonnent et sentent ainsi? Que vaut leur satisfaction intérieure? C'est pourquoi je n'admets pas que la conscience soit un instrument de précision propre à qualifier ou à peser nos actions.
Il s'éleva quelques exclamations que Brigard réprima.
—A quelle règle obéira l'humanité, je vous prie? demanda-t-il.
—A celle de la force, qui est le dernier mot de la philosophie de la vie....
—....Ce qui conduit à une extermination progressive et savante. Est-ce là ce que vous voulez?
—Pourquoi non? Je ne recule pas devant une extermination qui allège l'humanité des non-valeurs qu'elle traîne sans pouvoir avancer et se dégager, succombant à la peine. N'y a-t-il pas tout profit pour elle à se débarrasser de ces non-valeurs qui obstruent son chemin?
—Au moins l'idée est bizarre chez un médecin, interrompit Crozat, puisqu'elle supprime les hôpitaux.
—Mais pas du tout: je les conserve pour l'étude des monstres.
—En mettant la société sur ce pied d'antagonisme aigu, dit Brigard, vous supprimez la société même, qui repose sur la réciprocité, sur la solidarité, et vous créez ainsi pour vos forts un état de méfiance qui les paralyse. Carthage et Venise ont pratiqué cette sélection par la force, et elles se sont effondrées.
—Vous parlez de force, mon cher Saniel, interrompit une voix; où prenez-vous ça, la force des choses, le fatum; il n'y a pas d'initiative, pas de volonté; ce sont les événements qui veulent pour nous, le climat, le tempérament, le milieu.
—Donc, répliqua Saniel, il n'y a pas de responsabilité, et cet instrument, la conscience, qui devrait tout peser, ne sert à rien. Sans compter que les conséquences des événements, que le succès ou la défaite viennent encore le fausser, car tel acte que vous avez cru condamnable en l'accomplissant peut servir à l'espèce, tandis que tel autre que vous avez cru bienfaisant peut nuire; d'où il résulte qu'on ne devrait juger que les intentions et qu'il n'y a que Dieu qui peut sonder les coeurs.
Il se mit à rire:
—Le voulez-vous? Est-ce là votre conclusion?
Un garçon de l'hôtel entra portant des cruchons de bière sur un plateau, et la discussion fut forcément interrompue, tout le monde entourant la table où Crozat emplissait les chopes.
Alors des conversations particulières s'établirent, ceux qui avaient été en vacances racontant ce qu'ils avaient fait à ceux qui étaient restés à Paris.
Saniel était venu serrer la main de Brigard, qui l'avait accueilli assez froidement; puis il s'était rapproché de Glady avec l'intention manifeste de chercher à l'accaparer; mais celui-ci avait annoncé qu'il était obligé de partir, et Saniel alors avait dit qu'il ne pouvait pas rester non plus et qu'il n'était entré qu'en passant.
Quand ils furent tous deux sortis, Brigard, s'adressant à Crozat et à Nougarède, en en moment près de lui, déclara que Saniel l'inquiétait:
—C'est un garçon qui se croit plus fort que la vie, dit-il, parce qu'il est solide et intelligent; qu'il prenne garde qu'elle ne l'écrase!
II
Quand Saniel et Glady se trouvèrent sur le trottoir de la rue de Vaugirard, la pluie qui tombait depuis le matin, fouettée par des rafales de l'ouest, venait de s'arrêter, et l'asphalte brillait propre et luisant comme un miroir.
—Il fait bon marcher, dit Saniel.
—La pluie va reprendre, répondit Glady en regardant le ciel tout chargé de gros nuages noirs qui passaient sur la face de la lune, balayés par le vent.
—Je ne crois pas.
Il était évident que Glady ne demandait qu'à prendre une voiture; mais, comme il n'en passait pas en ce moment, il fallut bien qu'il marchât à côté de Saniel.
—Savez-vous, dit-il, que vous avez blessé Brigard?
—Sincèrement, je le regrette; mais la salle de notre ami Crozat n'est pas encore tout à fait une église, et je n'imaginais pas que la discussion y fût défendue.
—Nier n'est pas discuter.
—Vous me dites cela comme si vous étiez fâché contre moi.
—N'allez pas le croire; je suis fâché que vous ayez blessé Brigard, cela et rien de plus!
—C'est déjà trop, car j'ai pour vous une sincère estime et, si vous me permettez de le dire, une réelle amitié.
Mais Glady ne paraissait pas désirer que la conversation prit cette tournure.
—Je crois que voici une voiture vide, dit-il en apercevant un fiacre qui venait sur eux.
—Non, répondit Saniel, je vois la lueur d'un cigare derrière la vitre.
Glady eut un geste d'impatience auquel il ne s'abandonna pas, mais que Saniel, qui l'observait, devait d'autant mieux remarquer qu'il le guettait.
Riche et fréquentant les besoigneux, Glady vivait dans la crainte des emprunteurs.