Les grandes espérances. Charles Dickens
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Читать онлайн книгу Les grandes espérances - Charles Dickens страница 12
«Voudriez-vous me dire quelle heure il est? dit le sergent à M. Pumblechook, comme à un homme dont la position, par rapport à la société, égalait la sienne.
—Deux heures viennent de sonner, répondit celui-ci.
—Allons, il n'y a pas encore grand mal, fit le sergent après réflexion; quand même je serais forcé de rester ici deux heures, ça ne fera rien. Combien croyez-vous qu'il y ait d'ici aux marais... un quart d'heure de marche peut-être?...
—Un quart d'heure, justement, répondit Mrs Joe.
—Très bien! nous serons sur eux à la brune, tels sont mes ordres; cela sera fait: c'est on ne peut mieux.
—Des forçats, sergent? demanda M. Wopsle, en manière d'entamer la conversation.
—Oui, répondit le sergent, deux forçats; nous savons bien qu'ils sont dans les marais, et qu'ils n'essayeront pas d'en sortir avant la nuit. Est-il ici quelqu'un qui ait vu semblable gibier?»
Tout le monde, moi excepté, répondit: «Non,» avec confiance. Personne ne pensa à moi.
«Bien, dit le sergent. Nous les cernerons et nous les prendrons plus tôt qu'ils ne le pensent. Allons, forgeron, le Roi est prêt, l'êtes-vous?»
Joe avait ôté son habit, son gilet, sa cravate, et était passé dans la forge, où il avait revêtu son tablier de cuir. Un des soldats alluma le feu, un autre se mit au soufflet, et la forge ne tarda pas à ronfler. Alors Joe commença à battre sur l'enclume, et nous le regardions faire.
Non seulement l'intérêt de cette éminente poursuite absorbait l'attention générale, mais il excitait la générosité de ma sœur. Elle alla tirer au tonneau un pot de bière pour les soldats, et invita le sergent à prendre un verre d'eau-de-vie. Mais M. Pumblechook dit avec intention:
«Donnez-lui du vin, ma nièce, je réponds qu'il n'y a pas de goudron dedans.»
Le sergent le remercia en disant qu'il ne tenait pas essentiellement au goudron, et qu'il prendrait volontiers un verre de vin, si rien ne s'y opposait. Quand on le lui eût versé, il but à la santé de Sa Majesté, avec les compliments d'usage pour la solennité du jour, et vida son verre d'un seul trait.
«Pas mauvais, n'est-ce pas, sergent? dit M. Pumblechook.
—Je vais vous dire quelque chose, répondit le sergent, je soupçonne que ce vin-là sort de votre cave.»
M. Pumblechook se mit à rire d'une certaine manière, en disant:
«Ah!... ah!... et pourquoi cela?
—Parce que, reprit le sergent en lui frappant sur l'épaule, vous êtes un gaillard qui vous y connaissez.
—Croyez-vous? dit M. Pumblechook en riant toujours. Voulez-vous un second verre?
—Avec vous, répondit le sergent, nous trinquerons. Quelle jolie musique que le choc des verres! À votre santé.... Puissiez-vous vivre mille ans, et ne jamais en boire de plus mauvais!»
Le sergent vida son second verre et paraissait tout prêt à en vider un troisième. Je remarquai que, dans son hospitalité généreuse, M. Pumblechook semblait oublier qu'il avait déjà fait présent du vin à ma sœur; il prit la bouteille des mains de Mrs Joe, et en fit les honneurs avec beaucoup d'effusion et de gaieté. Moi-même j'en bus un peu. Il alla jusqu'à demander une seconde bouteille, qu'il offrit avec la même libéralité, quant on eut vidé la première.
En les voyant aller et venir dans la forge, gais et contents, je pensai à la terrible trempée qui attendait, pour son dîner, mon ami réfugié dans les marais. Avant le repas, ils étaient beaucoup plus tranquilles et ne s'amusaient pas le quart autant qu'ils le firent après; mais le festin les avait animés et leur avait donné cette excitation qu'il produit presque toujours. Et maintenant qu'ils avaient la perspective charmante de s'emparer des deux misérables; que le soufflet semblait ronfler pour ceux-ci, le feu briller à leur intention et la fumée s'élancer en toute hâte, comme si elle se mettait à leur poursuite; que je voyais Joe donner des coups de marteau et faire résonner la forge pour eux, et les ombres fantastiques sur la muraille, qui semblaient les atteindre et les menacer, pendant que la flamme s'élevait et s'abaissait; que les étincelles rouges et brillantes jaillissaient, puis se mouraient, le pâle déclin du jour semblait presqu'à ma jeune imagination compatissante s'affaiblir à leur intention... les pauvres malheureux....
Enfin, la besogne de Joe était terminée. Les coups de marteau et la forge s'étaient arrêtés. En remettant son habit, Joe eut le courage de proposer à quelques uns de nous d'aller avec les soldats pour voir comment les choses se passeraient. M. Pumblechook et M. Hubble s'excusèrent en donnant pour raison la pipe et la société des dames; mais M. Wopsle dit qu'il irait si Joe y allait. Joe répondit qu'il ne demandait pas mieux, et qu'il m'emmènerait avec la permission de Mrs Joe. C'est à la curiosité de Mrs Joe que nous dûmes la permission qu'elle nous accorda; elle n'était pas fâchée de savoir comment tout cela finirait, et elle se contenta de dire:
«Si vous me ramenez ce garçon la tête brisée et mise en morceaux à coups de mousquets, ne comptez pas sur moi pour la raccommoder.»
Le sergent prit poliment congé des dames et quitta M. Pumblechook comme un vieux camarade. Je crois cependant que, dans ces circonstances difficiles, il exagérait un peu ses sentiments à l'égard de M. Pumblechook, lorsque ses yeux se mouillèrent de larmes naissantes. Ses hommes reprirent leurs mousquets et se remirent en rang. M. Wopsle, Joe et moi reçûmes l'ordre de rester à l'arrière-garde, et de ne plus dire un mot dès que nous aurions atteint les marais. Une fois en plein air, je dis à Joe:
«J'espère, Joe, que nous ne les trouverons pas.»
Et Joe me répondit:
«Je donnerais un shilling pour qu'ils se soient sauvés, mon petit Pip.»
Aucun flâneur du village ne vint se joindre à nous; car le temps était froid et menaçant, le chemin difficile et la nuit approchait. Il y avait de bons feux dans l'intérieur des maisons, et les habitants fêtaient joyeusement le jour de Noël. Quelques têtes se mettaient aux fenêtres pour nous regarder passer; mais personne ne sortait. Nous passâmes devant le poteau indicateur, et, sur un signe du sergent, nous nous arrêtâmes devant le cimetière, pendant que deux ou trois de ses hommes se dispersaient parmi les tombes ou examinaient le portail de l'église. Ils revinrent sans avoir rien trouvé. Alors nous reprîmes notre marche et nous nous enfonçâmes dans les marais. En passant par la porte de côté du cimetière, un grésil glacial, poussé par le vent d'est, nous fouetta le visage, et Joe me prit sur son dos.
À présent que nous étions dans cette lugubre solitude, où l'on ne se doutait guère que j'étais venu quelques heures auparavant, et où j'avais vu les deux hommes se cacher, je me demandai pour la première fois, avec une frayeur terrible, si le forçat, en supposant qu'on l'arrêtât, n'allait pas croire que c'était moi qui amenais les soldats? Il m'avait déjà demandé si je n'étais pas un jeune drôle capable de le trahir, et il m'avait dit que je serais un fier limier si je le dépistais. Croirait-il que j'étais à la fois un jeune drôle et un limier de police, et que j'avais l'intention de le trahir?
Il était inutile de me faire cette question alors; car j'étais sur le dos de Joe, et celui-ci