Les grandes espérances. Charles Dickens
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Читать онлайн книгу Les grandes espérances - Charles Dickens страница 14
Le soldat qui tenait le panier se fût bientôt procuré de la lumière, et il alluma trois ou quatre torches, qu'il distribua aux autres. Jusqu'alors il avait fait presque noir; mais en ce moment l'obscurité était complète. Avant de quitter l'endroit où nous étions, quatre soldats déchargèrent leurs armes en l'air. Bientôt après, nous vîmes d'autres torches briller dans l'obscurité derrière nous, puis d'autres dans les marais et d'autres encore sur le bord opposé de la rivière.
«Tout va bien! dit le sergent. En route!
Nous marchions depuis peu, quand trois coups de canons retentirent tout près de nous, avec tant de force que je croyais avoir quelque chose de brisé dans l'oreille.
«On vous attend à bord, dit le sergent à mon forçat; on sait que nous vous amenons. Avancez, mon bonhomme, serrez les rangs.»
Les deux hommes étaient séparés et entourés par des gardes différents. Je tenais maintenant Joe par la main, et Joe tenait une des torches. M. Wopsle aurait voulu retourner au logis, mais Joe était déterminé à tout voir, et nous suivîmes le groupe des soldats et des prisonniers. Nous marchions en ce moment sur un chemin pas trop mauvais qui longeait la rivière, en faisant çà et là un petit détour où se trouvait un petit fossé avec un moulin en miniature et une petite écluse pleine de vase. En me retournant, je voyais les autres torches qui nous suivaient, celles que nous tenions jetaient de grandes lueurs de feu sur les chemins, et je les voyais toutes flamber, fumer et s'éteindre. Autour de nous, tout était sombre et noir; nos lumières réchauffaient l'air qui nous enveloppait par leurs flammes épaisses. Les prisonniers n'en paraissaient pas fâchés, en s'avançant au milieu des mousquets. Comme ils boitaient, nous ne pouvions aller très vite, et ils étaient si faibles que nous fûmes obligés de nous arrêter deux ou trois fois pour les laisser reposer.
Après une heure de marche environ, nous arrivâmes à une hutte de bois et à un petit débarcadère. Il y avait un poste dans la hutte. On questionna le sergent. Alors nous entrâmes dans la hutte où régnait une forte odeur de tabac et de chaux détrempée. Il y avait un bon feu, une lampe, un faisceau de mousquets, un tambour et un grand lit de camp en bois, capable de contenir une douzaine de soldats à la fois. Trois ou quatre soldats, étendus tout habillés sur ce lit, ne firent guère attention à nous; mais ils se contentèrent de lever un moment leurs têtes appesanties par le sommeil, puis les laissèrent retomber. Le sergent fit ensuite une espèce de rapport et écrivit quelque chose sur un livre. Alors, seulement, le forçat que j'appelle l'autre, fut emmené entre deux gardes pour passer à bord le premier.
Mon forçat ne me regarda jamais, excepté cette fois. Tout le temps que nous restâmes dans la hutte, il se tint devant le feu, en me regardant d'un air rêveur; ou bien, mettant ses pieds sur le garde-feu, il se retournait et considérait tristement ses gardiens, comme pour les plaindre de leur récente aventure. Tout à coup, il fixa ses yeux sur le sergent, et dit:
«J'ai quelque chose à dire sur mon évasion. Cela pourra empêcher d'autres personnes d'être soupçonnées à cause de moi.
—Dites ce que vous voulez, répondit le sergent qui le regardait les bras croisés; mais ça ne servira à rien de le dire ici. L'occasion ne vous manquera pas d'en parler là-bas avant de... vous savez bien ce que je veux dire....
—Je sais, mais c'est une question toute différente et une tout autre affaire; un homme ne peut pas mourir de faim, ou du moins, moi, je ne le pouvais pas. J'ai pris quelques vivres là-bas, dans le village, près de l'église.
—Vous voulez dire que vous les avez volés, dit le sergent.
—Oui, et je vais vous dire où. C'est chez le forgeron.
—Holà! dit le sergent en regardant Joe.
—Holà! mon petit Pip, dit Joe en me regardant.
—C'étaient des restes, voilà ce que c'était, et une goutte de liqueur et un pâté.
—Dites-donc, forgeron, avez-vous remarqué qu'il vous manquât quelque chose, comme un pâté? demanda le sergent.
—Ma femme s'en est aperçue au moment même où vous êtes entré, n'est-ce pas, mon petit Pip?
—Ainsi donc, dit mon forçat en tournant sur Joe des yeux timides sans les arrêter sur moi, ainsi donc, c'est vous qui êtes le forgeron? Alors je suis fâché de vous dire que j'ai mangé votre pâté.
—Dieu sait si vous avez bien fait, en tant que cela me concerne, répondit Joe en pensant à Mrs Joe. Nous ne savons pas ce que vous avez fait, mais nous ne voudrions pas vous voir mourir de faim pour cela, pauvre infortuné!... N'est-ce pas, mon petit Pip?»
Le bruit que j'avais déjà entendu dans la gorge de mon forçat se fit entendre de nouveau, et il se détourna. Le bateau revint le prendre et la garde qui était prête; nous le suivîmes jusqu'à l'embarcadère, formé de pierres grossières, et nous le vîmes entrer dans la barque qui s'éloigna aussitôt, mise en mouvement par un équipage de forçats comme lui. Aucun d'eux ne paraissait ni surpris, ni intéressé, ni fâché, ni bien aise de le revoir; personne ne parla, si ce n'est quelqu'un, qui dans le bateau cria comme à des chiens:
«Nagez, vous autres, et vivement!»
Ce qui était le signal pour faire jouer les rames. À la lumière des torches, nous pûmes distinguer le noir ponton, à très peu de distance de la vase du rivage, comme une affreuse arche de Noé. Ainsi ancré et retenu par de massives chaînes rouillées, le ponton semblait, à ma jeune imagination, être enchaîné comme les prisonniers. Nous vîmes le bateau arriver au ponton, le tourner, puis disparaître. Alors on jeta le bout des torches dans l'eau. Elles s'éteignirent, et il me sembla que tout était fini pour mon pauvre forçat.
L'état de mon esprit, à l'égard du larcin dont j'avais été déchargé d'une manière si imprévue, ne me poussait pas à un aveu complet, mais j'espérais qu'il sortirait de là quelque chose de bon pour moi.
Je ne me souviens pas d'avoir ressenti le moindre remords de conscience en ce qui concernait Mrs Joe, quand la crainte d'être découvert m'eut abandonné. Mais j'aimais Joe, sans autre raison, peut-être, dans les premiers temps, que parce que ce cher homme se laissait aimer de moi; et, quant à lui, ma conscience ne se tranquillisa pas si facilement. Je sentais fort bien, (surtout quand je le vis occupé à chercher sa lime) que j'aurais dû lui dire toute la vérité. Cependant, je n'en fis rien, par la raison absurde que, si je le faisais, il me croirait plus coupable que je ne l'étais réellement. La crainte de perdre la confiance de Joe, et dès lors de m'asseoir dans le coin de la cheminée, le soir, sans oser lever les yeux sur mon compagnon, sur mon ami perdu pour toujours, tint ma langue clouée à mon palais. Je me figurais que si Joe savait tout, je ne le verrais plus le soir, au coin du feu, caressant ses beaux favoris, sans penser qu'il méditait sur ma faute. Je m'imaginais que si Joe savait tout, je ne le verrais plus me regarder, comme il le faisait bien souvent, et comme il l'avait encore fait