Les grandes espérances. Charles Dickens
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Читать онлайн книгу Les grandes espérances - Charles Dickens страница 19
«Cinq et quatorze?»
Mais je fis semblant de ne pas l'entendre. Je vis que d'un côté de la maison il y avait une brasserie; on n'y travaillait pas et elle paraissait n'avoir pas servi depuis longtemps.
On ouvrit une fenêtre, et une voix claire demanda:
«Qui est là?»
À quoi mon compagnon répondit:
«Pumblechook.
—Très bien!» répondit la voix.
Puis la fenêtre se referma, et une jeune femme traversa la cour avec un trousseau de clefs à la main.
«Voici Pip, dit M. Pumblechook.
—Ah! vraiment, répondit la jeune femme, qui était fort jolie et paraissait très fière. Entre, Pip.»
M. Pumblechook allait entrer aussi quand elle l'arrêta avec la porte:
«Oh! dit-elle, est-ce que vous voulez voir miss Havisham?
—Oui, si miss Havisham désire me voir, répondit M. Pumblechook désappointé.
—Ah! dit la jeune femme, mais vous voyez bien qu'elle ne le désire pas.»
Elle dit ces paroles d'une façon qui admettait si peu d'insistance que, malgré sa dignité offensée, M. Pumblechook ne put protester, mais il me lança un coup d'œil sévère, comme si je lui avais fait quelque chose! et il partit en m'adressant ces paroles de reproche:
«Mon garçon, que ta conduite ici fasse honneur à ceux qui t'ont élevé à la main!»
Je craignais qu'il ne revînt pour me crier à travers la grille:
«Et seize?...»
Mais il n'en fit rien.
Ma jeune introductrice ferma la grille, et nous traversâmes la cour. Elle était pavée et très propre; mais l'herbe poussait entre chaque pavé. Un petit passage conduisait à la brasserie, dont les portes étaient ouvertes. La brasserie était vide et hors de service. Le vent semblait plus froid que dans la rue, et il faisait entendre en s'engouffrant dans les ouvertures de la brasserie, un sifflement aigu, semblable au bruit de la tempête battant les agrès d'un navire.
Elle vit que je regardais du côté de la brasserie, et elle me dit:
«Tu pourrais boire tout ce qui se brasse de bière là-dedans, aujourd'hui, sans te faire de mal, mon garçon.
—Je le crois bien, mademoiselle, répondis-je d'un air rusé.
—Il vaut mieux ne pas essayer de brasser de la bière dans ce lieu, elle surirait bientôt, n'est-ce pas, mon garçon?
—Je le crois, mademoiselle.
—Ce n'est pas que personne soit tenté de l'essayer, ajouta-t-elle, et la brasserie ne servira plus guère. Quant à la bière, il y en a assez dans les caves pour noyer Manor House tout entier.
—Est-ce que c'est là le nom de la maison, mademoiselle?
—C'est un de ses noms, mon garçon.
—Elle en a donc plusieurs, mademoiselle?
—Elle en avait encore un autre, l'autre nom était Satis, qui, en grec, en latin ou en hébreu, je ne sais lequel des trois, et cela m'est égal, veut dire: Assez.
—Maison Assez? dis-je. Quel drôle de nom, mademoiselle.
—Oui, répondit-elle. Cela signifie que celui qui la possédait n'avait besoin de rien autre chose. Je trouve que, dans ce temps-là, on était facile à contenter. Mais dépêchons, mon garçon.»
Bien qu'elle m'appelât à chaque instant: «Mon garçon,» avec un sans-gêne qui n'était pas très flatteur, elle était de mon âge, à très peu de chose près. Elle paraissait cependant plus âgée que moi, parce qu'elle était fille, belle et bien mise, et elle avait avec moi un petit air de protection, comme si elle eût eu vingt et un ans et qu'elle eût été reine.
Nous entrâmes dans la maison par une porte de côté; la grande porte d'entrée avait deux chaînes, et la première chose que je remarquai, c'est que les corridors étaient entièrement noirs, et que ma conductrice y avait laissé une chandelle allumée. Mon introductrice prit la chandelle; nous passâmes à travers de nombreux corridors, nous montâmes un escalier: tout cela était toujours tout noir, et nous n'avions que la chandelle pour nous éclairer.
Nous arrivâmes enfin à la porte d'une chambre; là, elle me dit:
«Entre....
—Après vous, mademoiselle,» lui répondis-je d'un ton plus moqueur que poli.
À cela elle me répliqua:
«Voyons, pas de niaiseries, mon garçon; c'est ridicule, je n'entre pas.»
Et elle s'éloigna avec un air de dédain; et ce qui était pire, elle emporta la chandelle.
Je n'étais pas fort rassuré; cependant je n'avais qu'une chose à faire, c'était de frapper à la porte. Je frappai. De l'intérieur, quelqu'un me cria d'entrer. J'entrai donc, et je me trouvai dans une chambre assez vaste, éclairée par des bougies, car pas le moindre rayon de soleil n'y pénétrait. C'était un cabinet de toilette, à en juger par les meubles, quoique la forme et l'usage de la plupart d'entre eux me fussent inconnus; mais je remarquai surtout une table drapée, surmontée d'un miroir doré, que je pensai, à première vue devoir être la toilette d'une grande dame.
Je n'aurais peut-être pas fait cette réflexion sitôt, si dès en entrant, je n'avais vu, en effet, une belle dame assise à cette toilette, mais je ne saurais le dire. Dans un fauteuil, le coude appuyé sur cette table et la tête penchée sur sa main, était assise la femme la plus singulière que j'eusse jamais vue et que je verrai jamais.
Elle portait de riches atours, dentelles, satins et soies, le tout blanc; ses souliers mêmes étaient blancs. Un long voile blanc tombait de ses cheveux; elle avait sur la tête une couronne de mariée; mais ses cheveux étaient tout blancs. De beaux diamants étincelaient à ses mains et autour de son cou et quelques autres étaient restés sur la table. Des habits moins somptueux que ceux qu'elle portait étaient à demi sortis d'un coffre et éparpillés alentour. Elle n'avait pas entièrement terminé sa toilette, car elle n'avait chaussé qu'un soulier; l'autre était sur la table près de sa main, son voile n'était posé qu'à demi; elle n'avait encore ni sa montre ni sa chaîne, et quelques dentelles, qui devaient orner son sein, étaient avec ses bijoux, son mouchoir, ses gants, quelques fleurs et un livre de prières, confusément entassées autour du miroir.