Le Suicide: Etude de Sociologie. Durkheim Émile

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Le Suicide: Etude de Sociologie - Durkheim Émile

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Quand même on aurait établi que les sujets moyens ne se tuent jamais et que ceux-là seuls se détruisent qui présentent quelques anomalies, on n'aurait pas encore le droit de considérer la folie comme une condition nécessaire du suicide; car un aliéné n'est pas simplement un homme qui pense ou qui agit un peu autrement que la moyenne.

      Aussi n'a-t-on pu rattacher aussi étroitement le suicide à la folie qu'en restreignant arbitrairement le sens des mots. «Il n'est point homicide de lui-même, s'écrie Esquirol, celui qui, n'écoutant que des sentiments nobles et généreux, se jette dans un péril certain, s'expose à une mort inévitable et sacrifie volontiers sa vie pour obéir aux lois, pour garder la foi jurée, pour le salut de son pays[27]». Et il cite l'exemple de Décius, de d'Assas, etc. Falret, de même, refuse de considérer Curtius, Codrus, Aristodème comme des suicidés[28]. Bourdin étend la même exception à toutes les morts volontaires qui sont inspirées, non seulement par la foi religieuse ou par les croyances politiques, mais même par des sentiments de tendresse exaltée. Mais nous savons que la nature des mobiles qui déterminent immédiatement le suicide, ne peuvent servir à le définir ni, par conséquent, à le distinguer de ce qui n'est pas lui. Tous les cas de mort qui résultent d'un acte accompli par le patient lui-même avec la pleine connaissance des effets qui en devaient résulter, présentent, quel qu'en ait été le but, des ressemblances trop essentielles pour pouvoir être répartis en des genres séparés. Ils ne peuvent, en tout état de cause, constituer que des espèces d'un même genre; et encore, pour procéder à ces distinctions, faudrait-il d'autre critère que la fin, plus ou moins problématique, poursuivie par la victime. Voilà donc au moins un groupe de suicides d'où la folie est absente. Or, une fois qu'on a ouvert la porte aux exceptions, il est bien difficile de la fermer. Car entre ces morts inspirées par des passions particulièrement généreuses et celles que déterminent des mobiles moins relevés il n'y a pas de solution de continuité. On passe des unes aux autres par une dégradation insensible. Si donc les premières sont des suicides, on n'a aucune raison de ne pas donner aux secondes la même qualification.

      Ainsi, il y a des suicides, et en grand nombre, qui ne sont pas vésaniques. On les reconnaît à ce double signe qu'ils sont délibérés et que les représentations qui entrent dans cette délibération ne sont pas purement hallucinatoires. On voit que cette question, tant de fois agitée, est soluble sans qu'il soit nécessaire de soulever le problème de la liberté. Pour savoir si tous les suicidés sont des fous, nous ne nous sommes pas demandé s'ils agissent librement ou non; nous nous sommes uniquement fondé sur les caractères empiriques que présentent à l'observation les différentes sortes de morts volontaires.

       Table des matières

      Puisque les suicides d'aliénés ne sont pas tout le genre, mais n'en représentent qu'une variété, les états psychopathiques qui constituent l'aliénation mentale ne peuvent rendre compte du penchant collectif au suicide, dans sa généralité. Mais, entre l'aliénation mentale proprement dite et le parfait équilibre de l'intelligence, il existe toute une série d'intermédiaires: ce sont les anomalies diverses que l'on réunit d'ordinaire sous le nom commun de neurasthénie. Il y a donc lieu de rechercher si, à défaut de la folie, elles ne jouent pas un rôle important dans la genèse du phénomène qui nous occupe.

      C'est l'existence même du suicide vésanique qui pose la question. En effet, si une perversion profonde du système nerveux suffit à créer de toutes pièces le suicide, une perversion moindre doit, à un moindre degré, exercer la même influence. La neurasthénie est une sorte de folie rudimentaire; elle doit donc avoir, en partie, les mêmes effets. Or elle est un état beaucoup plus répandu que la vésanie; elle va même de plus en plus en se généralisant. Il peut donc se faire que l'ensemble d'anomalies qu'on appelle ainsi soit l'un des facteurs en fonction desquels varie le taux des suicides.

      On comprend, d'ailleurs, que la neurasthénie puisse prédisposer au suicide; car les neurasthéniques sont, par leur tempérament, comme prédestinés à la souffrance. On sait, en effet, que la douleur, en général, résulte d'un ébranlement trop fort du système nerveux; une onde nerveuse trop intense est le plus souvent douloureuse. Mais cette intensité maxima au delà de laquelle commence la douleur varie suivant les individus; elle est plus élevée chez ceux dont les nerfs sont plus résistants, moindre chez les autres. Par conséquent, chez ces derniers, la zone de la douleur commence plus tôt. Pour le névropathe, toute impression est une cause de malaise, tout mouvement est une fatigue; ses nerfs, comme à fleur de peau, sont froissés au moindre contact; l'accomplissement des fonctions physiologiques, qui sont d'ordinaire le plus silencieuses, est pour lui une source de sensations généralement pénibles. Il est vrai que, en revanche, la zone des plaisirs commence, elle aussi, plus bas; car cette pénétrabilité excessive d'un système nerveux affaibli le rend accessible à des excitations qui ne parviendraient pas à ébranler un organisme normal. C'est ainsi que des événements insignifiants peuvent être pour un pareil sujet l'occasion de plaisirs démesurés. Il semble donc qu'il doive regagner d'un côté ce qu'il perd de l'autre et que, grâce à cette compensation, il ne soit pas plus mal armé que d'autres pour soutenir la lutte. Il n'en est rien cependant et son infériorité est réelle; car les impressions courantes, les sensations dont les conditions de l'existence moyenne amènent le plus fréquemment le retour sont toujours d'une certaine force. Pour lui, par conséquent, la vie risque de n'être pas assez tempérée. Sans doute, quand il peut s'en retirer, se créer un milieu spécial où le bruit du dehors ne lui arrive qu'assourdi, il parvient à vivre sans trop souffrir; c'est pourquoi nous le voyons quelquefois fuir le monde qui lui fait mal et rechercher la solitude. Mais s'il est obligé de descendre dans la mêlée, s'il ne peut pas abriter soigneusement contre les chocs extérieurs sa délicatesse maladive, il a bien des chances d'éprouver plus de douleurs que de plaisirs. De tels organismes sont donc pour l'idée du suicide un terrain de prédilection.

      Cette raison n'est même pas la seule qui rende l'existence difficile au névropathe. Par suite de cette extrême sensibilité de son système nerveux, ses idées et ses sentiments sont toujours en équilibre instable. Parce que les impressions les plus légères ont chez lui un retentissement anormal, son organisation mentale est, à chaque instant, bouleversée de fond en comble et, sous le coup de ces secousses ininterrompues, elle ne peut pas se fixer sous une forme déterminée. Elle est toujours en voie de devenir. Pour qu'elle pût se consolider, il faudrait que les expériences passées eussent des effets durables, alors qu'ils sont sans cesse détruits et emportés par les brusques révolutions qui surviennent. Or la vie, dans un milieu fixe et constant, n'est possible que si les fonctions du vivant ont un égal degré de constance et de fixité. Car vivre, c'est répondre aux excitations extérieures d'une manière appropriée et cette correspondance harmonique ne peut s'établir qu'à l'aide du temps et de l'habitude. Elle est un produit de tâtonnements, répétés parfois pendant des générations, dont les résultats sont en partie devenus héréditaires et qui ne peuvent être recommencés à nouveaux frais toutes les fois qu'il faut agir. Si, au contraire, tout est à refaire, pour ainsi dire, au moment de l'action, il est impossible qu'elle soit tout ce qu'elle doit être. Cette stabilité ne nous est pas seulement nécessaire dans nos rapports avec le milieu physique, mais encore avec le milieu social. Dans une société, dont l'organisation est définie, l'individu ne peut se maintenir qu'à condition d'avoir une constitution mentale et morale également définie. Or, c'est ce qui manque au névropathe. L'état d'ébranlement où il se trouve fait que les circonstances le prennent sans cesse à l'improviste. Comme il n'est pas préparé pour y répondre, il est obligé d'inventer des formes originales de conduite; de là vient son goût bien connu pour les nouveautés. Mais quand il s'agit de s'adapter à des situations traditionnelles, des combinaisons improvisées ne sauraient prévaloir contre celles qu'a consacrées l'expérience; elles échouent donc le plus souvent. C'est ainsi que, plus le système social a de fixité, plus un sujet aussi mobile a de mal à y vivre.

      Il est donc

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