Le Suicide: Etude de Sociologie. Durkheim Émile

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Le Suicide: Etude de Sociologie - Durkheim Émile

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au point de vue des suicides comme à celui de la taille, la France est partagée en deux moitiés, l'une septentrionale où les suicides sont nombreux et les tailles élevées, l'autre centrale où les tailles sont moindres et où l'on se tue moins, sans que, pourtant, ces deux progressions soient exactement parallèles. En d'autres termes, les deux grandes masses régionales que nous avons aperçues sur la carte ethnographique se retrouvent sur celle des suicides; mais la coïncidence n'est vraie qu'en gros et d'une manière générale. Elle ne se retrouve pas dans le détail des variations que présentent les deux phénomènes comparés.

      Une fois qu'on l'a ainsi ramenée à ses proportions véritables, elle ne constitue plus une preuve décisive en faveur des éléments ethniques; car elle n'est plus qu'un fait curieux, qui ne suffit pas à démontrer une loi. Elle peut très bien n'être due qu'à la simple rencontre de facteurs indépendants. Tout au moins, pour qu'on pût l'attribuer à l'action des races, il faudrait que cette hypothèse fût confirmée et même réclamée, par d'autres faits. Or, tout au contraire, elle est contredite par ceux qui suivent:

      1° Il serait étrange qu'un type collectif comme celui des Allemands, dont la réalité est incontestable et qui a pour le suicide une si puissante affinité, cessât de la manifester dès que les circonstances sociales se modifient, et qu'un type à demi problématique comme celui des Celtes ou des anciens Belges, dont il ne reste que de rares vestiges, eût encore aujourd'hui sur cette même tendance une action efficace. Il y a trop d'écart entre l'extrême généralité des caractères qui en perpétuent le souvenir et la spécialité complexe d'un tel penchant.

      2° Nous verrons plus loin que le suicide était fréquent chez les anciens Celtes[63]. Si donc, aujourd'hui, il est rare dans les populations qu'on suppose être d'origine celtique, ce ne peut être en vertu d'une propriété congénitale de la race, mais de circonstances extérieures qui ont changé.

      3° Celtes et Kymris ne constituent pas des races primitives et pures; ils étaient affiliés «par le sang, comme par le langage et les croyances[64]». Les uns et les autres ne sont que des variétés de cette race d'hommes blonds et à haute stature qui, soit par invasions en masse, soit par essaims successifs, se sont peu à peu répandus dans toute l'Europe. Toute la différence qu'il y a entre eux au point de vue ethnographique, c'est que les Celtes, en se croisant avec les races brunes et petites du Midi, se sont écartés davantage du type commun. Par conséquent, si la plus grande aptitude des Kymris pour le suicide a des causes ethniques, elle viendrait de ce que, chez eux, la race primitive, s'est moins altérée. Mais alors, on devrait voir, même en dehors de la France, le suicide croître d'autant plus que les caractères distinctifs de cette race sont plus accusés. Or il n'en est rien. C'est en Norwège que se trouvent les plus hautes tailles de l'Europe (1 m. 72) et, d'ailleurs, c'est vraisemblablement du Nord, en particulier des bords de la Baltique, que ce type est originaire; c'est aussi là qu'il passe pour s'être le mieux maintenu. Pourtant, dans la presqu'île Scandinave, le taux des suicides n'est pas élevé. La même race, dit-on, a mieux conservé sa pureté en Hollande, en Belgique et en Angleterre qu'en France[65], et cependant ce dernier pays est beaucoup plus fécond en suicides que les trois autres.

      Du reste, cette distribution géographique des suicides français peut s'expliquer sans qu'il soit nécessaire de faire intervenir les puissances obscures de la race. On sait que notre pays est divisé, moralement aussi bien qu'ethnologiquement, en deux parties qui ne se sont pas encore complètement pénétrées. Les populations du Centre et du Midi ont gardé leur humeur, un genre de vie qui leur est propre et, pour cette raison, résistent aux idées et aux mœurs du Nord. Or, c'est au Nord que se trouve le foyer de la civilisation française; elle est donc restée chose essentiellement septentrionale. D'autre part, comme elle contient, ainsi qu'on le verra plus loin, les principales causes qui poussent les Français à se tuer, les limites géographiques de sa sphère d'action sont aussi celles de la zone la plus fertile en suicides. Si donc les gens du Nord se tuent plus que ceux du Midi, ce n'est pas qu'ils y soient plus prédisposés en vertu de leur tempérament ethnique; c'est simplement que les causes sociales du suicide sont plus particulièrement accumulées au nord de la Loire qu'au sud.

      Quant à savoir comment cette dualité morale de notre pays s'est produite et maintenue, c'est une question d'histoire que des considérations ethnographiques ne sauraient suffire à résoudre. Ce n'est pas ou, en tout cas, ce n'est pas seulement la différence des races qui a pu eu être cause; car des races très diverses sont susceptibles de se mêler et de se perdre les unes dans les autres. Il n'y a pas entre le type septentrional et le type méridional un tel antagonisme que des siècles de vie commune n'aient pu en triompher. Le Lorrain ne différait pas moins du Normand que le Provençal de l'habitant de l'Ile-de-France. Mais c'est que, pour des raisons historiques, l'esprit provincial, le traditionnalisme local sont restés beaucoup plus forts dans le Midi, tandis qu'au Nord la nécessité de faire face à des ennemis communs, une plus étroite solidarité d'intérêts, des contacts plus fréquents ont rapproché plus tôt les peuples et confondu leur histoire. Et c'est précisément ce nivellement moral qui, en rendant plus active la circulation des hommes, des idées et des choses, a fait de cette dernière région le lieu d'origine d'une civilisation intense[66].

       Table des matières

      La théorie qui fait de la race un facteur important du penchant au suicide admet, d'ailleurs, implicitement qu'il est héréditaire: car il ne peut constituer un caractère ethnique qu'à cette condition. Mais l'hérédité du suicide est-elle démontrée? La question mérite d'autant plus d'être examinée que, en dehors des rapports qu'elle soutient avec la précédente, elle a par elle-même son intérêt propre. Si, en effet, il était établi que la tendance au suicide se transmet par la génération, il faudrait reconnaître qu'elle dépend étroitement d'un état organique déterminé.

      Mais il importe d'abord de préciser le sens des mots. Quand on dit du suicide qu'il est héréditaire, entend-on simplement que les enfants des suicidés, ayant hérité de l'humeur de leurs parents, sont enclins à se conduire comme eux dans les mêmes circonstances? Dans ces termes, la proposition est incontestable, mais sans portée, car ce n'est pas alors le suicide qui est héréditaire; ce qui se transmet, c'est simplement un certain tempérament général qui peut, le cas échéant, y prédisposer les sujets, mais sans les nécessiter, et qui, par conséquent, n'est pas une explication suffisante de leur détermination. Nous avons vu, en effet, comment la constitution individuelle qui en favorise le plus l'éclosion, à savoir la neurasthénie sous ses différentes formes, ne rend aucunement compte des variations que présente le taux des suicides. Mais c'est dans un tout autre sens que les psychologues ont très souvent parlé d'hérédité. Ce serait la tendance à se tuer qui passerait directement et intégralement des parents aux enfants et qui, une fois transmise, donnerait naissance au suicide avec un véritable automatisme. Elle consisterait alors en une sorte de mécanisme psychologique, doué d'une certaine autonomie, qui ne serait pas très différent d'une monomanie et auquel, selon toute vraisemblance, correspondrait un mécanisme physiologique non moins défini. Par suite, elle dépendrait essentiellement de causes individuelles.

      L'observation démontre-t-elle l'existence d'une telle hérédité? Assurément, on voit parfois le suicide se reproduire dans une même famille avec une déplorable régularité. Un des exemples les plus frappants est celui que cite Gall: «Un sieur G…, propriétaire, laisse sept enfants avec une fortune de deux millions, six enfants restent à Paris ou dans les environs, conservent leur portion de la fortune paternelle; quelques-uns même l'augmentent. Aucun n'éprouve de malheurs; tous jouissent d'une bonne santé… Tous les sept frères, dans l'espace de quarante ans, se sont suicidés[67]». Esquirol a connu un négociant, père de six enfants, sur lesquels il y en eut quatre qui se tuèrent; un cinquième fit des tentatives répétées[68]. Ailleurs, on voit successivement les parents, les enfants et les petits-enfants succomber à la

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