Les mystères d'Udolphe. Анна Радклиф
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Le déjeuner fut presque aussi silencieux qu'avait été le souper de la veille; mais leur rêverie fut interrompue par le bruit de la voiture qui devait emmener Saint-Aubert et Emilie: Valancourt se leva de sa chaise et courut à la fenêtre, il reconnut la voiture, et revint à son siége sans parler. Le moment de la séparation était venu: Saint-Aubert dit à Valancourt qu'il espérait le voir à la vallée, et qu'il n'y passerait sûrement pas sans les honorer d'une visite. Valancourt le remercia vivement, et l'assura qu'il n'y manquerait jamais. En disant ces mots, il regardait timidement Emilie, et elle s'efforçait de sourire au milieu de sa profonde tristesse. Ils passèrent quelques minutes dans un entretien fort animé; Saint-Aubert prit le chemin du carrosse, Emilie et Valancourt suivirent en silence. Valancourt restait à la portière après qu'ils furent montés; aucun ne semblait avoir assez de courage pour dire adieu. A la fin Saint-Aubert prononça le triste mot; Emilie le rendit à Valancourt, qui le répéta avec un sourire forcé, et la voiture se mit en marche.
Les voyageurs restèrent quelque temps sans rien dire. Saint-Aubert rompit le silence, en s'écriant. C'est un intéressant jeune homme. Il y a bien des années qu'une connaissance si courte ne m'a si tendrement attaché. Il me rappelle les jours de ma jeunesse, ce temps où tout me semblait admirable et nouveau. Saint-Aubert soupira et retomba dans la rêverie. Emilie se pencha à la portière, et revit Valancourt immobile à la porte et les suivant des yeux; il l'aperçut et salua de la main: elle rendit cet adieu, et le tournant de la route ne lui permit plus de le voir.
Je me souviens de ce que j'étais à cet âge, reprit Saint-Aubert: je pensais et sentais précisément comme lui; le monde alors s'ouvrait devant moi, et maintenant il se ferme.
—O cher papa! ne vous livrez pas à des pensées si sombres, dit Emilie d'une voix tremblante: vous avez, je l'espère, bien des années à vivre, pour votre bonheur et pour le mien.
—Ah! mon Emilie, s'écria Saint-Aubert; pour le tien! oui, j'espère bien qu'il en est ainsi. Il essuya une larme qui coulait le long de ses joues, et souriant de son attendrissement, il ajouta d'une voix tendre: Il y a quelque chose dans l'ardeur et l'ingénuité de ce jeune homme, qui doit surtout enchanter un vieillard, dont le poison du monde n'a point altéré les sentiments; oui, je découvre en lui je ne sais quoi d'insinuant, de vivifiant, comme la vue du printemps lorsque l'on est malade. L'esprit du malade prend quelque chose du renouvellement de la sève, et les yeux se raniment aux rayons du midi: Valancourt est pour moi cet heureux printemps.
Emilie, qui pressait tendrement la main de son père, n'avait jamais entendu de sa bouche un éloge qui l'eût autant ravie, pas même quand elle en avait été l'objet.
Ils voyageaient au milieu des vignobles, des bois et des prairies, enchantés à chaque pas de ce charmant paysage que bornaient les Pyrénées et l'immensité de l'Océan. Bientôt après midi ils atteignirent Collioure, situé sur la Méditerranée. Ils y dînèrent, et laissèrent passer la grande chaleur: ils reprirent les rivages enchanteurs qui s'étendent jusqu'au Languedoc. Emilie considérait avec enthousiasme le vaste empire des flots, dont les lumières et les ombres variaient si singulièrement la surface, et dont les bords, ornés de bois, portaient déjà les premières livrées de l'automne.
Saint-Aubert était impatient de se trouver à Perpignan, où il attendait des lettres de M. Quesnel; et c'était l'attente de ces lettres qui lui avait fait quitter Collioure, malgré le besoin qu'il avait d'un peu de repos. Après quelques lieues de chemin, il s'endormit; et Emilie, qui avait mis deux ou trois livres dans la voiture en quittant la vallée, eut le loisir d'en faire usage. Elle chercha celui dans lequel Valancourt avait lu la veille; elle désirait de repasser les pages sur lesquelles les yeux d'un ami si cher s'étaient fixés tout nouvellement. Elle voulait appuyer sur les passages qu'il admirait, les prononcer comme il le faisait, et le ramener, pour ainsi dire, en sa présence. En cherchant ce livre, qu'elle ne pouvait trouver, elle aperçut à la place un volume de Pétrarque, qui avait appartenu à Valancourt, dont le nom était écrit dessus. Souvent il lui en lisait des passages, et toujours avec cette expression pathétique qui caractérisait les sentiments de l'auteur.
Ils arrivèrent à Perpignan bientôt après le soleil couché. Saint-Aubert trouva les lettres qu'il attendait de M. Quesnel. Il en parut si douloureusement affecté, qu'Emilie, effrayée, le conjura, autant que sa délicatesse le lui permît, de lui en expliquer le contenu. Il ne répondit que par ses larmes, et bientôt parla d'autre chose. Emilie s'interdit de le presser davantage; mais l'état de son père l'occupait fortement, et de la nuit elle ne put dormir.
Le lendemain ils continuèrent de suivre la côte, à l'effet de gagner Leucate, sur la Méditerranée, et situé sur la frontière du Roussillon et du Languedoc. En chemin, Emilie renouvela les sollicitations de la veille, et parut tellement troublée du silence et du désespoir de Saint-Aubert, qu'enfin il bannit la réserve. Je ne voulais pas, ma chère Emilie, lui dit-il, répandre un nuage sur vos plaisirs, et j'aurais désiré, du moins pendant le voyage, vous cacher quelques circonstances dont il eût bien fallu vous informer un jour; votre affliction m'en empêche, et vous souffrez peut-être autant de votre inquiétude que vous souffrirez de la vérité. La visite de M. Quesnel fut pour moi une époque fatale. Il me dit alors une partie des nouvelles que sa lettre vient de me confirmer. Vous m'avez entendu parler d'un M. Motteville, de Paris; mais vous ignoriez que la principale partie de ce que je possède était déposée dans ses mains; j'avais en lui une entière confiance, et je ne veux pas le croire encore indigne de mon estime. Plusieurs événements ont concouru à sa ruine, et je suis ruiné avec lui.
Saint-Aubert s'arrêta pour modérer son émotion.
Les lettres que j'ai reçues de M. Quesnel, reprit-il en s'excitant à la fermeté, ces lettres en contenaient d'autres de M. Motteville lui-même, et toutes mes craintes sont confirmées.
—Faudra-t-il quitter la vallée? dit Emilie après un long silence.—Cela est encore incertain, dit Saint-Aubert, et dépendra du traitement que Motteville pourra faire à ses créanciers. Mon patrimoine, vous le savez, n'était pas bien considérable, et maintenant ce n'est presque plus rien. C'est pour vous, Emilie, c'est pour vous, mon enfant, que j'en suis affligé. A ces mots la voix lui manqua. Emilie toute en pleurs lui sourit tendrement; et s'efforçant de maîtriser son agitation: Mon bon père, lui dit-elle, ne vous affligez pas, ni pour moi, ni pour vous... Nous pouvons encore être heureux; si la vallée nous reste, nous serons encore heureux; nous ne garderons qu'une servante, et vous ne vous apercevrez pas du changement de votre fortune. Consolez-vous, mon cher papa, nous n'éprouverons aucune privation, puisque nous n'avons jamais goûté toutes les vaines superfluités du luxe, et la pauvreté ne saurait nous enlever nos plus douces jouissances; elle ne peut ni diminuer notre tendresse, ni nous abaisser à nos yeux, ou à ceux dont nous estimons le suffrage.
Saint-Aubert se cacha le visage de son mouchoir; il ne pouvait parler; mais Emilie continua de retracer à son père les vérités qu'il avait su lui inculquer lui-même.
La pauvreté, lui disait-elle, ne pourra nous priver d'aucune des jouissances de l'âme; vous pourrez toujours être un exemple de courage et de bonté, et moi la consolation d'un père chéri.
Saint-Aubert ne pouvait répondre; il serra Emilie contre son cœur: leurs larmes se confondirent, mais ce n'étaient plus des larmes de tristesse. Après ce langage du sentiment, tout autre aurait été trop faible, et tous deux gardèrent le silence. Saint-Aubert alors causa comme de coutume, et si son esprit n'avait pas sa tranquillité ordinaire, du moins il en avait repris l'apparence.
Ils