La mer. Jules Michelet
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Il faut entrer dans la vraie intelligence de la mer, ne pas céder aux idées fausses que peut donner la terre voisine, ni aux illusions terribles qu'elle nous ferait elle-même par la simple grandeur de ses phénomènes, par des fureurs apparentes qui souvent sont des bienfaits.
III
SUITE.—PLAGES, GRÈVES ET FALAISES
Les plages, les grèves et les falaises montrent la mer par trois aspects et toujours utilement. Elles l'expliquent, la traduisent, la mettent en rapport avec nous, cette grande puissance, sauvage au premier aspect,—mais divine au fond, donc, amie.
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L'avantage des falaises, c'est qu'au pied de ces hauts murs bien plus sensiblement qu'ailleurs on apprécie la marée, la respiration, disons-le, le pouls de la mer. Insensible sur la Méditerranée, il est marqué dans l'Océan. L'Océan respire comme moi, il concorde à mon mouvement intérieur, à celui d'en haut. Il m'oblige de compter sans cesse avec lui, de supporter les jours, les heures, de regarder au ciel. Il me rappelle et à moi et au monde.
Que je m'assoie aux falaises, à celle d'Antifer, par exemple, je vois ce spectacle immense. La mer, qui semblait morte tout à l'heure, a frissonné. Elle frémit. Signe premier du grand mouvement. La marée a dépassé Cherbourg et Barfleur, tourné violemment la pointe du phare; ses eaux divisées suivent le Calvados, s'exhaussent au Havre; voilà qu'elles viennent à moi, vers Étretat, Fécamp, Dieppe, pour s'enfoncer dans le canal, malgré les courants du Nord. À moi de me mettre en garde, et d'observer bien son heure. Sa hauteur, presque indifférente aux dunes ou collines de sable qu'on peut remonter partout, ici, au pied des falaises, impose une grande attention. Ce long mur de trente lieues n'a pas beaucoup d'escaliers. Ses étroites percées, qui font nos petits ports, s'ouvrent à d'assez grandes distances.
D'autant plus curieusement, observe-t-on à la mer basse les assises superposées où se lit l'histoire du globe, en gigantesques registres où les siècles accumulés offrent tout ouvert le livre du temps. Chaque année en mange une page. C'est un monde en démolition, que la mer mord toujours en bas, mais que les pluies, les gelées, attaquent encore bien plus d'en haut, Le flot en dissout le calcaire, emporte, rapporte, roule incessamment le silex qu'il arrondit en galets.—Ce rude travail fait de cette côte, si riche du côté de la terre, un vrai désert maritime. Peu, très-peu de plantes de mer échappent au broiement éternel du galet froissé, refroissé. Les mollusques et les coquilles en ont peur. Les poissons mêmes se tiennent à distance. Grand contraste d'une campagne douce et tellement humanisée et d'une mer si inhospitalière.
On ne la voit guère que d'en haut. En bas la nécessité dure de marcher sur un sol croulant, roulant, de boulets, rend l'étroite plage impossible, fait de la moindre promenade une violente gymnastique. Il faut rester sur les sommets où les splendides villas, les beaux bois, les cultures magnifiques, les blés, les jardins, avancent jusqu'aux bords du grand mur, et regardent à plaisir cette majestueuse rue de la Manche, pleine de barques et de vaisseaux, qui sépare les deux rivages et les deux grands empires du monde.
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La terre et la mer! quoi de plus! Toutes deux ont ici un charme. Cependant celui qui aime la mer pour elle-même, son ami, son amant, ira plutôt la chercher dans un lieu moins varié. Pour entrer en relation suivie avec elle, les grandes plages sablonneuses (si le sable n'est trop mou) sont bien plus commodes. Elles permettent des promenades infinies. Elles laissent rêver. Elles souffrent, entre l'homme et la mer, des épanchements mystérieux. Jamais je ne me suis plaint de ces vastes et libres arènes où d'autres trouvent un grand ennui. Je ne m'y trouve pas seul. Je vais, je viens, je le sens. Il est là le grand compagnon. Pour peu qu'il ne soit pas trop ému, de mauvaise humeur, je me hasarde à lui parler, et il ne dédaigne pas de répondre. Que de choses nous nous sommes dites aux paisibles mois où la foule est absente sur les plages illimitées de Scheveningen et d'Ostende, de Royan et de Saint-Georges! C'est là qu'en un long tête-à-tête, quelque intimité s'établit. On y prend comme un sens nouveau pour comprendre la grande langue.
On trouve triste l'Océan, lorsque des tours d'Amsterdam, le Zuiderzée apparaît terreux et d'un flot de plomb, lorsqu'aux dunes de Scheveningen on voit ses eaux surplombantes, toujours prêtes à franchir la digue. Moi, ce combat m'intéresse; cette terre m'attache, toute sérieuse qu'elle peut être; c'est l'effort, la création, l'invention de l'homme. Et la mer aussi me plaît, par les trésors de vie féconde que je lui sais dans son sein. C'est, une des plus peuplées du monde. Vienne la nuit de la Saint-Jean, où s'ouvre la pêche, vous allez voir surgir des profondeurs l'ascension d'une autre mer, la mer des harengs. La plaine indéfinie des eaux ne sera pas assez grande pour ce déluge vivant, une des révélations les plus triomphantes de la fécondité sans bornes de la nature. Voilà ce que je sens d'avance dans cette mer, et dans les tableaux où le génie en a marqué le caractère profond. La sombre Estacade de Ruysdaël, plus qu'aucun tableau, m'a toujours attiré au Louvre. Pourquoi? Dans les teintes roussâtres de ces eaux électrisées, je ne sens aucunement le froid de la mer du Nord; au contraire, la fermentation, le flot de la vie.
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Si l'on me demandait néanmoins quelle côte de l'Océan donne la plus haute impression, je dirais: celle de Bretagne, spécialement aux sauvages et sublimes promontoires de granit qui finissent l'ancien monde, à cette pointe hardie qui défie les tempêtes, domine l'Atlantique. Nulle part, je n'ai mieux senti les nobles et hautes tristesses, qui sont les meilleures impressions de la mer. J'ai besoin d'expliquer ceci.
Il y a tristesse et tristesse,—celle des femmes, celle des forts,—celle des âmes trop sensibles qui pleurent sur elles-mêmes, et celle des cœurs désintéressés, qui pour eux acceptent le sort et bénissent toujours la nature, mais sentent les maux du monde, et puisent dans la tristesse même les forces pour agir ou créer.—Combien les nôtres ont besoin de retremper souvent leur âme dans cet état qu'on peut nommer la mélancolie héroïque!
Lorsqu'il y a près de trente ans je visitais ce pays, je ne me rendais pas compte de l'attrait sérieux qu'il avait pour moi. Au fond, c'est sa grande harmonie. Ailleurs, sans qu'on se l'explique, on sent une discordance entre le sol et l'habitant. La très-belle race normande, dans les cantons où elle est pure, où elle a gardé le rouge, le roux singulier de la Scandinavie, n'a nul rapport avec la terre qu'elle occupe par hasard. Au contraire, en Bretagne, sur le sol géologique le plus ancien du globe, sur le granit et le silex, marche la race primitive, un peuple aussi de granit. Race rude, de grande noblesse, d'une finesse de caillou. Autant la Normandie progresse, autant la Bretagne est en décadence. Imaginative et spirituelle, elle n'en aime pas moins l'absurde, l'impossible, les causes perdues. Mais si elle perd en tant de choses, une lui reste,