Le IIme livre des masques. Remy de Gourmont

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Le IIme livre des masques - Remy de Gourmont

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pour que le peuple en soit touché. Au pauvre monde que de stupides sermons ont incliné vers les satisfactions de la vanité et du civisme, il enseignerait volontiers la joie toute simple d'être un brave animal. Les plaisirs intellectuels, à quoi bon en suggérer le désir à des cerveaux infailliblement rétifs aux émotions désintéressées, aux élixirs qui n'ont pas tout d'abord gratté le palais et chauffé le ventre? Donc «le devoir présent est de guérir les vignes malades et de replanter les vignes détruites, afin d'enivrer la France entière».

      Dans le dialogue ou je recueille cette phrase, pour une telle opinion le personnage se fait traiter d'humanitaire et d'utopiste, mais on vient à son aide, l'on prouve qu'il en est de l'intelligence comme d'un fleuve et que de trop nombreuses saignées font baisser son niveau. La conclusion est le vieux panem et circenses, du pain, du vin et les jeux,—et fermer les musées et les bibliothèques «et briser les urnes abominables qui, durant tout un siècle, auront livré à la canaille le destin et la pensée des plus grands hommes». Opinions, comme on le voit, assez insolentes; il n'est pas nécessaire de les taxer d'excessives: assez de bons esprits les trouveront monstrueuses, car les bons esprits s'éloignent peu des idées communes.

      Transporté dans les oeuvres d'imagination, l'aristocratisme de M. Rebell devient obscur, se confond volontiers avec la licence des moeurs. On est un peu dérouté. Il n'est pas bien certain que le gitonisme soit une forme très heureuse du mépris des convenances sociales; ni que l'opposition d'un cardinal débauché à un capucin malpropre soit une démonstration très probante de la supériorité de l'aristocrate sur le mercenaire; ni qu'un peintre hystérique et vaniteux nous fasse songer aussitôt à Titien ou à Véronèse; ni qu'une courtisane familière des bouges évoque sans faillir les images émouvantes de la volupté vénitienne. Il y a bien des défauts et bien de la grossièreté dans cette Nichina qui a mis en lumière le nom de M. Rebell; mais c'est tout de même une oeuvre vivante, amusante et riche. On y voit une Venise à la fois délicate et basse, opulente et sordide, superstitieuse et lubrique, plus près sans doute de l'histoire que de la légende; c'est pourquoi quelques-uns furent choqués.

      Nul, au surplus, n'a cru que ce livre dût être regardé comme capital; essai, qui pour d'autres apparaîtrait un considérable effort, la Nichina n'est qu'un prologue pour Hugues Rebell romancier: on attend de lui des histoires et des combinaisons moins arbitraires, des récits dont la tragi-comédie accoucherait d'une idée. Des idées, il en est riche, autant que le plus opulent penseur d'hier ou d'aujourd'hui: il ne lui manque que de savoir les insérer plus solidement dans le cerveau de ses personnages. Ouvrir les Chants de la pluie et du soleil, c'est tomber dans une mine où l'on puiserait longtemps sans l'appauvrir. Ce sont des poèmes en vers ou en prose, mais où le souci de l'expression est toujours dominé par la volonté de dire quelque chose de nouveau. Le thème fondamental est la joie de vivre, d'être un homme libre, fier, qui ne songe qu'à accomplir son destin naturel, en aimant la beauté, en jouissant de tous les plaisirs des sens et de l'intelligence, et cela sans mesure, sans hypocrisie, avec une fougue ignorante de tous les ménagements et de toutes les morales. C'est un livre tumultueux, grondant, qui donne l'impression d'une gare immense pleine de locomotives, de sifflements, de cris et de baisers d'adieu ou de retour. C'est un livre vraiment tout gonflé d'idées et où la nature, ivre de sève, se fleurit des rouges et des verts les plus puissants. On peut le comprendre aussi selon son vrai titre; il est bien de pluie et de soleil (il y a des pages lumineuses, il y en a de troubles), mais à condition qu'on y joigne l'idée d'une foule en rut qui s'exalte dans la poussière ou hurle dans la boue.

      Je crois que c'est là qu'il faut, au moins provisoirement, aller chercher la vraie pensée de M. Hugues Rebell et ses vraies chimères. Cet écrivain est d'ailleurs apte à nous surprendre de plus d'une manière avec tout ce qu'il y a en lui de liberté d'esprit, d'imaginations audacieuses. Mais dès maintenant son originalité est visible et indiscutable: il est celui qui préfère le manteau de soie au fichu de coton, le tapis de pourpre au paillasson socialiste, la beauté à la vertu, la splendeur de Vénus nue aux «yeux funèbres de la pâle Virginité».

      Il est aristocrate et païen.

Félix Fénéon

       Table des matières

      Le véritable théoricien du naturalisme, l'homme qui contribua le plus à former cette esthétique négative dont Boule-de-Suif est l'exemple, M. Th.... n'écrivit jamais. C'est par des causeries, par de petites remarques doucement sarcastiques qu'il apprenait à ses amis l'art de jouir de la turpitude, de la bassesse, du mal. Sa résignation aux ennuis de la vie était discrètement hilare: avec quel air fin, prudent et satisfait je l'ai vu fumer un mauvais cigare! Il avait le projet d'un livre, un seul, d'une synthèse de la vie offerte par les moyens les plus simples, les plus frappants. Un vieux petit employé se lève un dimanche, dans une banlieue, et il met du vin en bouteilles; et quand toutes les bouteilles sont pleines, sa journée est finie. Rien que cela, sans une réflexion d'auteur (cela est réprouvé par Flaubert), sans un incident (autre que, par exemple, la crise d'un bouchon avarié), sans un geste inutile, c'est-à-dire capable de faire soupçonner qu'il y a peut-être, derrière les murs, une atmosphère de fleurs, de ciel et d'idées. Ce M. Th.... est resté pour moi, car son esprit me charmait, le type de l'écrivain qui n'écrit pas. Si sa vie n'a été qu'une longue ironie, s'il y avait de l'amertume au fond de cette délectation morose, nul ne s'en est jamais douté: on l'a toujours vu fidèle à conformer sa conduite à des principes qu'il avait patiemment déduits de son expérience et de ses lectures.

      M. Félix Fénéon n'est pas moins mystérieux que ce théoricien secret.

      Ne jamais écrire, dédaigner cela; mais avoir écrit, avoir prouvé un talent net dans l'exposé d'idées nouvelles, et tout d'un coup se taire? Je crois qu'il y a des esprits satisfaits dès qu'ils savent leur valeur; un seul essai les rassure. Ainsi des hommes froids ayant expérimenté leur virilité abandonnent un jeu qui pour eux n'était que la recherche d'une preuve. M. Fénéon est un cerveau froid.

      Froid, non pas tiède, car le dédain de l'écriture n'a pas entraîné chez lui le dédain de l'action: les coeurs froids sont les plus actifs et leur patience à vouloir est infinie. Ayant donc des idées sociales (ou anti-sociales), M. Fénéon décida de leur obéir jusqu'au delà de la prudence. Cet homme qui s'est donné l'air d'un méphistophélès américain eut le courage de compromettre sa vie pour la réalisation de plans qu'il jugeait peut-être insensés, mais nobles et justes: une telle page dans la vie d'un écrivain rayonne plus haut et plus loin que de rutilantes écritures. On ne doit pas, comme un Blanqui, se rendre esclave des idées au point de s'ensevelir vivant dans la vanité du sacrifice perpétuel, mais il est bon d'avoir eu l'occasion de témoigner quelque mépris aux lois, à la société, au troupeau des citoyens; si d'une vaine lutte on emporte quelque blessure, la cicatrice est belle.

      Il ne fallait guère moins de courage pour opposer, en 1886, au «brocanteur Meissonier» le «radieux Renoir», pour vanter Claude Monet «ce peintre dont l'oeil apprécie vertigineusement toutes les données d'un spectacle et en décompose spontanément les tons. M. Fénéon se prouvait, il y a plus, de dix ans, non seulement juge hardi de la peinture nouvelle, mais excellent écrivain. Il analyse ainsi les marines de Monet: «Ces mers, vues d'un regard qui y tombe perpendiculairement, couvrent tout le rectangle du cadre; mais le ciel, pour invisible, se devine: tout son changeant émoi se trahit en fugaces jeux de lumières sur l'eau. Nous sommes un peu loin de la vague de Backnysen, perfectionnée par Courbet, de la volute en tôle verte se crêtant de mousse blanche dans le banal drame de ses tourmentes.» M. Fénéon avait toutes les qualités d'un critique d'art: l'oeil, l'esprit analytique, le style qui fait voir ce que l'oeil a vu et comprendre ce que l'esprit a compris. Que n'a-t-il persévéré! Nous

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