L'hérésiarque et Cie. Guillaume Apollinaire
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—Je suis étranger comme vous, mais je connais assez Prague et ses beautés pour vous inviter à m'accompagner à travers la ville.
Je regardai l'homme. Il me parut sexagénaire, mais encore vert. Son vêtement apparent se composait d'un long manteau marron au col de loutre, d'un pantalon de drap noir assez étroit pour mouler un mollet qu'on devinait très musclé. Il était coiffé d'un large chapeau de feutre noir, comme en portent souvent les professeurs allemands. Son front était entouré d'une bandelette de soie noire. Ses chaussures de cuir mou, sans talons, étouffaient le bruit de ses pas égaux et lents comme ceux de quelqu'un qui, ayant un long chemin à parcourir, ne veut pas être fatigué en arrivant au but. Nous allions sans parler. Je détaillai le profil de mon compagnon. Le visage disparaissait presque dans la masse de la barbe, des moustaches, et des cheveux démesurément longs mais soigneusement peignés, d'une blancheur d'hermine. On voyait pourtant les lèvres épaisses et violettes. Le nez proéminant, poilu et courbe. Près d'un urinoir, l'inconnu s'arrêta et me dit:
—Pardon, monsieur.
Je le suivis. Je vis que son pantalon était à pont. Dès que nous fûmes sortis:
—Regardez ces anciennes maisons, dit-il; elles conservent les signes qui les distinguaient avant qu'on ne les eût numérotées. Voici la maison à la Vierge, celle-là est à l'Aigle, et voilà la maison au Chevalier.
Au-dessus du portail de cette dernière une date était gravée.
Le vieillard la lut à haute voix:
—1721. Où étais-je donc?... Le 21 juin 1721 j'arrivai aux portes de Munich.
Je l'écoutais, effrayé, et pensant avoir affaire à un fou. Il me regarda et sourit, découvrant des gencives édentées. Il continua:
J'arrivai aux portes de Munich. Mais il paraît que ma figure ne plut pas aux soldats du poste, car ils m'interrogèrent de façon fort indiscrète. Mes réponses ne les satisfaisant pas, ils me garrottèrent et me menèrent devant les inquisiteurs. Bien que ma conscience fût nette, je n'étais pas fort rassuré. En chemin, la vue du saint Onuphre, peint sur la maison qui porte actuellement le numéro 17 de la Marienplatz, m'assura que je vivrais au moins jusqu'au lendemain. Car cette image a la propriété d'accorder un jour de vie à qui la regarde. Il est vrai que, pour moi, cette vue n'avait que peu d'utilité; je possède l'ironique certitude de survivre. Les juges me remirent en liberté, et, durant huit jours, je me promenai dans Munich.
—Vous étiez bien jeune alors, articulai-je pour dire quelque chose; bien jeune!
Il répondit sur un ton d'indifférence:
—Plus jeune de près de deux siècles. Mais, sauf le costume, j'avais le même aspect qu'aujourd'hui. Ce n'était d'ailleurs pas ma première visite à Munich. J'y étais venu en 1334, et je me souviens toujours de deux cortèges que j'y rencontrai. Le premier était composé d'archers promenant une ribaude, qui faisait vaillamment tête aux huées populaires et portait royalement sa couronne de paille, diadème infamant au sommet duquel tintinnabulait une clochette; deux longues tresses de paille descendaient jusqu'aux jarrets de la belle fille. Ses mains enchaînées étaient croisées sur son ventre qui avançait vénérieusement, selon la mode d'une époque où la beauté des femmes consistait à paraître enceintes. C'est d'ailleurs leur seule beauté. Le second cortège était celui d'un juif qu'on menait pendre. Avec la foule hurlante et saoule de bière, je marchai jusqu'aux potences. Le juif avait la tête prise dans un masque de fer peint en rouge. Ce masque dissimulait une figure diabolique, dont les oreilles avaient, à vrai dire, la forme des cornets qui sont les oreilles d'âne dont on coiffe les méchants enfants. Le nez s'allongeait en pointe, et, pesant, forçait le malheureux à marcher courbé. Une langue immense, plate, étroite et roulée complétait ce jouet incommode. Nulle femme n'avait pitié du juif. Aucune n'eut l'idée d'essuyer sa face suante sous le masque,—comme cette inconnue qui essuya le visage de Jésus avec le linge appelé Sainte-Véronique. Ayant remarqué qu'un valet du cortège menait deux gros chiens en laisse, la plèbe exigea qu'on les pendît aux côtés du juif. Je trouvai que c'était un double sacrilège, au point de vue de la religion de ces gens-là, qui firent du juif une sorte de Christ navrant, et au point de vue de l'humanité, car je déteste les animaux, monsieur, et ne supporte pas qu'on les traite en hommes!
—Vous êtes israélite, n'est-ce pas? dis-je simplement.
Il répondit:
—Je suis le Juif Errant. Vous l'aviez sans doute déjà deviné. Je suis l'Éternel Juif—c'est ainsi que m'appellent les Allemands. Je suis Isaac Laquedem.
Je lui donnai ma carte en lui disant:
—Vous étiez à Paris, l'an dernier, en avril, n'est-ce pas? Et vous avez écrit à la craie votre nom sur un mur de la rue de Bretagne. Je me souviens de l'avoir lu, un jour que, sur l'impériale d'un omnibus, je me rendais à la Bastille.
Il dit que c'était vrai, et je continuai:
—On vous attribue souvent le nom d'Ahasvérus?
—Mon Dieu, ces noms m'appartiennent et bien d'autres encore! La complainte que l'on chanta après ma visite à Bruxelles me nomme Isaac Laquedem, d'après Philippe Mouskes, qui, en 1243, mit en rimes flamandes mon histoire. Le chroniqueur anglais Mathieu de Paris, qui la tenait du patriarche arménien, l'avait déjà racontée. Depuis, les poètes et les chroniqueurs ont souvent rapporté mes passages, sous le nom d'Ahasver, Ahasvérus ou Ahasvère, dans telles ou telles villes. Les Italiens me nomment Buttadio—en latin Buttadeus;—les Bretons, Boudedeo; les Espagnols, Juan Espéra-en-Dios. Je préfère le nom d'Isaac Laquedem, sous lequel on m'a vu souvent en Hollande. Des auteurs prétendent que j'étais portier chez Ponce-Pilate, et que mon nom était Karthaphilos. D'autres ne voient en moi qu'un savetier, et la ville de Berne s'honore de conserver une paire de bottes qu'on prétend faites par moi et que j'y aurais laissées après mon passage. Mais je ne dirai rien sur mon identité, sinon que Jésus m'ordonna de marcher jusqu'à son retour. Je n'ai pas lu les œuvres que j'ai inspirées, mais j'en connais le nom des auteurs. Ce sont: Gœthe, Schubart, Schlegel, Schreiber, von Schenck, Pfizer, W. Müller, Lenau, Zedlitz, Mosens, Kohler, Klingemann, Levin, Schüking, Andersen, Heller, Herrig, Hamerling, Robert Giseke, Carmen Sylva, Hellig, Neubaur, Paulus Cassel, Edgard Quinet, Eugène Suë, Gaston Paris, Jean Richepin, Jules Jouy, l'Anglais Conway, les Pragois Max Haushofer et Suchomel. Il est juste d'ajouter que tous ces auteurs se sont aidés du petit livre de colportage qui, paru à Leyde en 1602, fut aussitôt traduit en latin, français et hollandais, et fut rajeuni et augmenté par Simrock dans ses livres populaires allemands. Mais regardez! Voici le Ring ou Place de Grève. Cette église contient la tombe de l'astronome Tycho-Brahé; Jean Huss y prêcha, et ses murailles gardent les marques des boulets des guerres de Trente Ans et de Sept Ans.
Nous nous tûmes, visitâmes l'église, puis allâmes entendre tinter l'heure à l'horloge de l'Hôtel de Ville. La Mort, tirant la corde, sonnait en hochant la tête. D'autres statuettes remuaient, tandis que le coq battait des ailes et que, devant une fenêtre ouverte, les Douze Apôtres passaient en jetant un coup d'œil impassible sur la rue. Après avoir visité la désolante prison appelée Schbinska, nous traversâmes le quartier juif aux étalages de vieux habits, de ferrailles et d'autres choses sans nom. Des bouchers dépeçaient des veaux. Des femmes bottées se hâtaient. Des juifs en deuil passaient, reconnaissables à leurs habits déchirés. Les enfants s'apostrophaient en tchèque ou en jargon hébraïque. Nous visitâmes, tête couverte, l'antique synagogue, où les femmes n'entrent point pendant les cérémonies,