Pierre Nozière. Anatole France

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Pierre Nozière - Anatole France

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la terre est grande, grande a s'y perdre, et couverte de choses vagues et terribles. Pres de lui, je sentais aussi que la vie n'est pas un jeu et qu'on y souffre reellement. Et cela surtout me jetait dans des etonnements profonds. Car enfin, je voyais bien que M. Hamoche etait malheureux.

      "Il est malheureux!" disait Mme Mathias.

      Et ma mere disait aussi:

      "Ce pauvre homme! il est dans la misere!"

      C'en etait fait. J'avais perdu ma confiance premiere dans la bonte de la nature. Et, sans doute, je ne surprendrai personne si je dis que je ne l'ai jamais retrouvee depuis.

      Tout en m'inquietant, M. Hamoche m'interessait beaucoup. Il m'arrivait quelquefois de le rencontrer, le soir, dans mon escalier. Ce n'etait point extraordinaire, car il habitait une mansarde dans notre maison. A la tombee du jour, il grimpait les degres, ayant sous chaque bras une boite longue et noire, qui renfermait, assurement, les lunettes et les mineraux. Mais ces deux boites ressemblaient a deux petits cercueils, et j'avais peur, comme si cet homme de malheur etait un croque-mort …

      N'emportait-il pas ma confiance et ma securite? Maintenant, je doutais de tout, puisque, reposant sous notre toit, dans la maison benie, cet homme n'etait pas heureux.

      Sa mansarde donnait sur la cour, et ma bonne m'avait dit que, pour s'y tenir debout, il fallait passer la tete par la fenetre a tabatiere. Et, comme je n'etais pas toujours serieux a cette epoque, je riais de tout mon coeur a la pensee que M. Hamoche, dans sa chambre, ne quittait pas son chapeau, que ce chapeau, prodigieusement haut, s'elevait sur le toit au-dessus des tuyaux, et qu'il y manquait seulement une de ces fleches de zinc qui tournent au vent.

      A six ans, on a l'esprit mobile. Depuis quelque temps, je ne songeais plus au lunetier, au chapeau, aux deux cercueils, quand un jour—il me souvient que c'etait un jour de printemps,—il etait six heures et demie, et nous etions a table … On dinait de bonne heure, sur le quai Malaquais, dans ce temps-la. Un jour, dis-je, Mme Mathias, qui etait tres consideree dans la maison, vint dire a mon pere:

      "Le marchand de lunettes est tres malade, la-haut, dans sa mansarde. Il a une fievre de cheval.

      —J'y vais", dit mon pere en se levant.

      Au bout d'un quart d'heure, il revint.

      "Eh bien? demanda ma mere.

      —On ne peut rien dire encore, repondit mon pere, en reprenant sa serviette avec la tranquillite d'un homme habitue a toutes les miseres humaines. Je croirais a une fievre cerebrale. L'excitation nerveuse est tres intense. Naturellement, il ne veut pas entendre parler de l'hopital. Il faudra pourtant bien l'y porter: on ne peut le soigner que la."

      Je demandai:

      "Est-ce qu'il en mourra?"

      Mon pere, sans repondre, souleva legerement les epaules.

      Le lendemain, il faisait un beau soleil; j'etais seul dans la salle a manger. Par la fenetre ouverte, et qui donnait sur la cour, les piaillements vigoureux des moineaux entraient avec des flots de lumiere et les senteurs des lilas cultives par notre concierge, grand amateur de jardins. J'avais une arche de Noe toute neuve, qui poissait les doigts et sentait cette bonne odeur de jouet neuf que j'aimais tant. Je rangeais sur la table les animaux par couples, et deja le cheval, l'ours, l'elephant, le cerf, le mouton et le renard, s'acheminaient deux a deux vers l'arche qui devait les sauver du deluge.

      On ne sait pas ce que les joujoux font naitre de reves dans l'ame des enfants. Ce paisible et minuscule defile de tous les animaux de la creation m'inspirait vraiment une idee mystique et douce de la nature. J'etais penetre de tendresse et d'amour. Je goutais a vivre une joie inexprimable.

      Tout a coup, un bruit sourd de chute retentit dans la cour; un bruit profond et comme lourd, inoui, qui me glaca d'epouvante.

      Pourquoi, par quel instinct ai-je frissonne? Je n'avais jamais entendu ce bruit-la. Comment en avais-je, instantanement, senti toute l'horreur? Je m'elance a la fenetre. Je vois, au milieu de la cour, quelque chose d'affreux! un paquet informe et pourtant humain, une loque sanglante. Toute la maison s'emplit de cris de femmes et d'appels lugubres. Ma vieille bonne entre, bleme, dans la salle a manger:

      "Mon Dieu! le marchand de lunettes qui s'est jete par la fenetre, dans un acces de fievre chaude!"

      De ce jour, je cessai definitivement de croire que la vie est un jeu, et le monde une boite de Nuremberg. La cosmogonie du petit Pierre Noziere alla rejoindre dans l'abime des erreurs humaines a carte du monde connu des anciens et le systeme de Ptolemee.

       Table des matières

      MADAME MATHIAS

      Mme Mathias etait une sorte de femme de charge et de bonne d'enfant qui, par son grand age et son mauvais caractere, s'etait attire beaucoup de consideration. Mon pere et ma mere, qui l'avaient attachee a ma tres petite personne, ne l'appelaient que Mme Mathias, et ce fut pour moi une grande surprise d'apprendre un jour qu'elle avait un nom de bapteme, un nom de jeune fille, un petit nom, et qu'elle se nommait Virginie. Mme Mathias avait eu des malheurs, elle en gardait la fierte. Les joues creuses, avec des yeux de braise sous les meches grises de ses cheveux qui se tordaient hors de sa coiffe, noire, seche, muette, sa bouche ruinee, son menton menacant et son morne silence, affligeaient mon pere.

      Maman, qui gouvernait la maison avec la vigilance d'une reine d'abeilles, avouait pourtant qu'elle n'osait pas faire d'observation a cette femme d'age, qui la regardait en silence avec des yeux de louve traquee. Mme Mathias etait generalement redoutee. Seul dans la maison, je n'avais pas peur d'elle. Je la connaissais, je l'avais devinee, je la savais faible.

      A huit ans, j'avais mieux compris une ame que mon pere a quarante, bien que mon pere eut l'esprit meditatif, assez d'observation pour un idealiste, et quelques notions de physiognomonie puisees dans Lavater. Je me rappelle l'avoir entendu longuement disserter sur le masque de Napoleon rapporte de Sainte-Helene par le docteur Antomarchi, et dont une epreuve en platre, pendue dans son cabinet, a terrifie mon enfance.

      Mais il faut dire que j'avais sur lui un grand avantage: j'aimais Mme Mathias, et Mme Mathias m'aimait. J'etais inspire par la sympathie; il n'etait guide que par la science. Encore ne s'appliquait-il pas beaucoup a penetrer le caractere de Mme Mathias. Ne prenant aucun plaisir a la voir, il ne la regardait guere, et peut-etre ne l'avait-il point assez observee pour s'apercevoir qu'un petit nez mou, d'une innocente rondeur, s'etait singulierement plante au milieu du masque austere sous lequel elle figurait dans la vie.

      Et ce nez, en effet, ne se faisait pas remarquer. Il passait presque inapercu sur cette scene de desolation violente qu'etait le visage de Mme Mathias. Pourtant il etait digne d'interet. Tel que je le retrouve au fond de ma memoire, il m'emeut par je ne sais quelle expression de tendresse souffrante et d'humilite douloureuse. Je suis le seul etre au monde qui y ait fait attention, et encore, n'ai-je commence a le bien comprendre que lorsqu'il n'etait plus qu'un souvenir lointain, garde par moi seul.

      C'est maintenant surtout que j'y songe avec interet. Ah! Madame Mathias, que ne donnerais-je pas pour vous revoir aujourd'hui telle que vous etiez dans votre vie terrestre, tricotant des bas, une aiguille fichee sur l'oreille, sous votre bonnet a tuyaux, et des besicles enormes chaussant le bout de votre nez trop faible pour les porter. Vos besicles glissaient toujours, et vous en eprouviez toujours une impatience nouvelle;

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