La comtesse de Rudolstadt. George Sand
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Читать онлайн книгу La comtesse de Rudolstadt - George Sand страница 4
—Elle est très-vertueuse, elle adore son mari.
—Et son mari l'adore, d'autant plus que c'est une épouvantable mésalliance, n'est-ce pas, de Kleist? Allons, tu ne veux pas me répondre? Je te soupçonne, noble veuve, d'en méditer une avec quelque pauvre page, ou quelque mince bachelier ès sciences.
—Et Votre Altesse voudrait voir aussi une mésalliance de cœur s'établir entre le roi et quelque demoiselle d'Opéra?
—Ah! avec la Porporina la chose serait plus probable et la distance moins effrayante. J'imagine qu'au théâtre, comme à la cour, il y a une hiérarchie, car c'est la fantaisie et la maladie du genre humain que ce préjugé-là. Une chanteuse doit s'estimer beaucoup plus qu'une danseuse; et l'on dit d'ailleurs que cette Porporina a encore plus d'esprit, d'instruction, de grâce, enfin qu'elle sait encore plus de langues que la Barberini. Parler les langues qu'il ne sait pas, c'est la manie de mon frère. Et puis la musique, qu'il fait semblant d'aimer aussi beaucoup, quoiqu'il ne s'en doute pas, vois-tu?... C'est encore un point de contact avec notre prima donna. Enfin elle va aussi à Potsdam l'été, elle a l'appartement que la Barberini occupait au nouveau Sans-Souci, elle chante dans les petits concerts du roi... N'en est-ce pas assez pour que ma conjecture soit vraie?
—Votre Altesse se flatte en vain de surprendre une faiblesse dans la vie de notre grand prince. Tout cela est fait trop ostensiblement et trop gravement pour que l'amour y soit pour rien.
—L'amour, non, Frédéric ne sait ce que c'est que l'amour; mais un certain attrait, une petite intrigue. Tout le monde se dit cela tout bas, tu n'en peux pas disconvenir.
—Personne ne le croit, madame. On se dit que le roi pour se désennuyer, s'efforce de s'amuser du caquet et des jolies roulades d'une actrice; mais qu'au bout d'un quart d'heure de paroles et de roulades, il lui dit, comme il dirait à un de ses secrétaires: «C'est assez pour aujourd'hui; si j'ai envie de vous entendre demain, je vous ferai avertir.
—Ce n'est pas galant. Si c'est ainsi qu'il faisait la cour à madame de Cocceï, je ne m'étonne pas qu'elle n'ait jamais pu le souffrir. Dit-on que cette Porporina ait l'humeur aussi sauvage avec lui?
—On dit qu'elle est parfaitement modeste, convenable, craintive et triste.
—Eh bien, ce serait le meilleur moyen de plaire au roi. Peut-être est-elle fort habile. Si elle pouvait l'être! et si l'on pouvait se fier à elle!
—Ne vous fiez à personne, madame, je vous en supplie, pas même à madame de Maupertuis, qui dort si profondément dans ce moment-ci.
—Laisse-la ronfler. Éveillée ou endormie, c'est toujours la même bête... C'est égal, de Kleist, je voudrais connaître cette Porporina, et savoir si l'on peut tirer d'elle quelque chose. Je regrette beaucoup de n'avoir pas voulu la recevoir chez moi, lorsque le roi m'a proposé de me l'amener le matin pour faire de la musique: tu sais que j'avais une prévention contre elle...
—Mal fondée, certainement. Il était bien impossible...
—Ah! qu'il en soit ce que Dieu voudra! le chagrin et l'épouvante m'ont tellement travaillée depuis un an, que les soucis secondaires se sont effacés. J'ai envie de voir cette fille. Qui sait si elle ne pourrait pas obtenir du roi ce que nous implorons vainement? Je me suis figuré cela depuis quelques jours, et comme je ne pense pas à autre chose qu'à ce que tu sais, en voyant Frédéric s'agiter et s'inquiéter ce soir à propos d'elle, je me suis affermie dans l'idée qu'il y avait là une porte de salut.
—Que Votre Altesse y prenne bien garde... le danger est grand.
—Tu dis toujours cela; j'ai plus de méfiance et de prudence que toi. Allons, il faudra y penser. Réveille ma chère gouvernante, nous arrivons.»
II.
Pendant que la jeune et belle abbesse1 se livrait à ses commentaires, le roi entrait sans frapper dans la loge de la Porporina, au moment où elle commençait à reprendre ses esprits.
Note 1: (retour)
On sait que Frédéric donnait des abbayes, des canonicats et des évêchés à ses favoris, à ses officiers, et à ses parents protestants. La princesse Amélie, ayant refusé obstinément de se marier, avait été dotée par lui de l'abbaye de Quedlimburg, prébende royale qui rapportait cent mille livres de rente, et dont elle porta le titre à la manière des chanoinesses catholiques.
«Eh bien, Mademoiselle, lui dit-il d'un ton peu compatissant et même peu poli, comment vous trouvez-vous? Êtes-vous donc sujette à ces accidents-là? dans votre profession, ce serait un grave inconvénient. Est-ce une contrariété que vous avez eue? Êtes-vous si malade que vous ne puissiez répondre? Répondez, vous, Monsieur, dit-il au médecin qui soignait la cantatrice, est-elle gravement malade?
—Oui, Sire, répondit le médecin, le pouls est à peine sensible. Il y a un désordre très-grand dans la circulation, et toutes les fonctions de la vie sont comme suspendues; la peau est glacée.
—C'est vrai, dit le roi en prenant la main de la jeune fille dans la sienne; l'œil est fixe, la bouche décolorée. Faites-lui prendre des gouttes d'Hoffmann, que diable! Je craignais que ce ne fût une scène de comédie, je me trompais. Cette fille est fort malade. Elle n'est ni méchante, ni capricieuse, n'est-ce pas, monsieur Porporino? Personne ne lui a fait de chagrin ce soir? Personne n'a jamais eu à se plaindre d'elle, n'est-ce pas?
—Sire, ce n'est pas une comédienne, répondit Porporino, c'est un ange.
—Rien que cela! En êtes-vous amoureux?
—Non, Sire, je la respecte infiniment; je la regarde comme ma sœur.
—Grâce à vous deux et à Dieu, qui ne damne plus les comédiens, mon théâtre va devenir une école de vertu! Allons, la voilà qui revient un peu. Porporina, est-ce que vous ne me reconnaissez pas?
—Non, Monsieur, répondit la Porporina en regardant d'un air effaré le roi qui lui frappait dans les mains.
—C'est peut-être un transport au cerveau, dit le roi; vous n'avez pas remarqué qu'elle fût épileptique?
—Oh! Sire, jamais! ce serait affreux, répondit le Porporino, blessé de la manière brutale dont le roi s'exprimait sur le compte d'une personne si intéressante.
—Ah! tenez, ne la saignez pas, dit le roi en repoussant le médecin qui voulait s'armer de sa lancette; je n'aime pas à voir froidement couler le sang innocent hors du champ de bataille. Vous n'êtes pas des guerriers, vous êtes des assassins, vous autres! laissez-la tranquille;