Maman Léo. Paul Feval

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Maman Léo - Paul  Feval

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la rue Saint-Denis.

      Les gens du quartier qui allaient à leurs affaires ne donnaient pas beaucoup d'attention à l'érection de ce monument, mais trois ou quatre gamins, renonçant aux billes pour réchauffer leurs mains dans leurs poches, rôdaient au-devant du perron en planches qui montait à la galerie, et s'entretenaient avec intérêt de l'ouverture prochaine du Grand Théâtre Universel et National, dirigé par Mme Samayoux, première dompteuse des capitales de l'Europe.

      On parlait surtout de son lion, qui était arrivé, la veille, dans une caisse énorme, percée de petits trous, et qui avait rugi pendant qu'on le déballait.

      La porte de la baraque était, bien entendu, fermée pour cause d'installation et d'aménagements intérieurs. Un large écriteau disait même sur la devanture: «Le public n'entre pas ici.»

      Mais comme nous avons l'honneur d'être parmi les amis de la célèbre dompteuse, nous prendrons la liberté de soulever le lambeau de toile goudronnée qui servait de portière, et nous entrerons chez elle sans façon.

      C'était un carré long, très vaste, et qu'on achevait de couvrir en clouant les planches de la toiture. Il n'y avait point encore de banquettes dans la salle, mais le théâtre était déjà installé en partie, et des ouvriers, juchés tout en haut de leurs échelles, peignaient les frises et le manteau d'Arlequin.

      D'autres barbouilleurs s'occupaient du rideau étendu sur le plancher même de la scène.

      Au centre de la salle, un poêle de fonte ronflait, chauffé au rouge; auprès du poêle, une petite table supportait trois ou quatre verres, des chopes et un album de dimension assez volumineuse, dont la couverture en carton était abondamment souillée.

      L'un des verres restait plein; les deux autres, à moitié bus, appartenaient à Mme veuve Samayoux, maîtresse de céans, et à un homme de haute taille, portant la moustache en brosse et la redingote boutonnée jusqu'au menton, qui se nommait M. Gondrequin.

      Le troisième verre, celui qui était plein, attendait M. Baruque, collègue de M. Gondrequin, qui travaillait en ce moment au haut de l'échelle.

      M. Gondrequin et M. Baruque étaient deux artistes peintres bien connus, on pourrait même dire célèbres parmi les directeurs des théâtres forains. Ils appartenaient au fameux atelier Cœur d'Acier, d'où sont sortis presque tous les chefs-d'œuvre destinés à tirer l'œil au-devant des baraques de la foire.

      M. Baruque, petit homme de cinquante ans, maigre, sec et froid, abattait la besogne; son surnom d'atelier était Rudaupoil.

      M. Gondrequin, dit Militaire, quoiqu'il n'eût jamais servi, à cause de sa tournure et de ses prédilections pour les choses martiales, donnait le coup du maître au tableau, «le fion», et se chargeait surtout d'embêter la pratique.

      Il mettait son foulard en coton rouge dans la poche de côté de sa redingote, et en laissait passer un petit bout à sa boutonnière—par mégarde-, ce qui le décorait de la Légion d'honneur.

      Il avait du brillant et de l'agrément dans l'esprit, malgré sa manie de jouer à l'ancien sous-officier, et se vantait volontiers d'avoir attiré bien des kilomètres de commande à l'atelier par la rondeur aimable de son caractère.

      Il disait volontiers de lui-même:

      —Un vrai troupier, quoi! solide, mais séduisant! Honneur et gaieté! Ra, fla, joue, feu, versez, boum!

      En ce moment, il venait d'ouvrir l'album graisseux et montrait à Mme Samayoux, dont la bonne grosse figure avait une expression de mélancolie, des sujets de tableaux à choisir pour orner le devant de son théâtre.

      Dans tout le reste de la baraque, c'était une activité confuse et singulièrement bruyante; on faisait tout à la fois; les principaux sujets de la troupe, transformés en tapissiers, clouaient des guenilles autour des murailles ou disposaient en faisceaux des gerbes d'étendards, non conquis sur l'étranger.

      Jupiter, dit Fleur-de-Lys, jeune Noir qui avait été fils de roi dans son pays et décrotteur auprès de la Porte-Saint-Martin, exerçait un talent naissant qu'il avait sur le tambour; Mlle Colombe cassait les reins de sa petite sœur et lui désossait proprement les rotules. L'enfant avait de l'avenir.

      Elle pouvait déjà rester trois minutes la tête contre-passée en arrière entre ses deux jambes, et jouer ainsi un petit air de trompette.

      Pendant la fanfare, Mlle Colombe essayait quelques coups de sabre avec un pauvre diable à laideur prétentieuse, que coiffait un chapeau gris planté de côté sur ses cheveux jaunes et plats.

      Celui-là se tenait assez bien sous les armes. Quand Mlle Colombe reprenait sa petite sœur, il allait à deux grosses filles rougeaudes qui déjeunaient avec deux énormes tranches de pain beurrées de raisiné, et leur donnait des leçons de danse américaine.

      —Plus tard, disait-il aux deux rougeaudes, qui suivaient ses indications avec une paresse maussade, quand le succès aura récompensé vos efforts, vous pourrez vous vanter d'avoir eu les leçons d'un jeune homme qui en possède tous les brevets de pointe, contre-pointe, entrechats, respect aux dames, honneur et patrie, et vous pourrez passer partout rien qu'en disant: Nous sommes les élèves du seul Amédée Similor!

      Le lecteur se souvient peut-être des deux postulants qui s'étaient présentés à Léocadie Samayoux, dans son ancienne baraque de la place Valhubert, le soir même de l'arrivée de Maurice Pagès revenant d'Afrique.

      Léocadie, tout entière à la joie de revoir son lieutenant, avait renvoyé les deux candidats avec l'enfant que le pauvre Échalot portait dans sa gibecière, mais l'offre de ce brave garçon, consentant à jouer le rôle de phoque pour nourrir son petit, avait touché le cœur sensible de la dompteuse.

      Au moment de se lancer dans les grandes affaires et de monter «une mécanique» comme on n'en avait jamais vu en foire, Léocadie, qui se réfugiait dans l'ambition pour fuir ses peines de cœur, s'était souvenue de ses protégés.

      La famille entière, composée des deux pères et de l'enfant, était engagée, et nous n'avons vu encore qu'une faible portion des services qu'on attendait de Similor, artiste à tout faire.

      Quant à Échalot, malgré sa modestie, ses talents s'étaient affirmés déjà.

      En sa qualité d'ancien apothicaire, il avait entrepris à forfait la guérison du lion rhumatisant et podagre, qui arrivait, non point de Londres, mais de l'infirmerie des chiens à Clignancourt.

      Le lion était là comme tout le monde. Il n'avait plus de cage, une simple ficelle attachait sa vieillesse caduque à un clou fiché dans les planches.

      Il avait dû être magnifique autrefois, ce seigneur des déserts africains; c'était un mâle de la plus grande taille, mais on aurait pu le prendre maintenant pour un monstrueux amas d'étoupes, jetées pêle-mêle sur un lit de paille.

      Il n'avait plus forme animale, et végétait misérablement dans la paresse de son agonie.

      Échalot lui avait pourtant mis deux ou trois vésicatoires qu'il soignait selon toutes les règles de l'art et dont il favorisait l'effet par des sinapismes convenablement appliqués.

      À portée du noble malade, il y avait un baquet plein de tisane.

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