Maman Léo. Paul Feval
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Mais comme en définitive l'établissement de Mme Samayoux n'était pas un hôpital, Échalot préparait aussi son lion pour l'heure prochaine où il devait être offert en spectacle à la curiosité des Parisiens. À l'insu de Mme Samayoux, et pour faire une surprise à cette excellente patronne, il modelait en secret avec du mastic une mâchoire formidable, destinée à remplacer les dents que le lion avait perdues.
Il s'était procuré en outre plusieurs queues de vache, à l'aide desquelles il espérait bien boucher adroitement les plaques chauves que l'âge avait faites dans la crinière de son lion.
Ah! c'était un garçon utile! et la générosité de la dompteuse à son égard devait être bien récompensée. Depuis une semaine qu'il faisait partie de la maison, il avait déjà reprisé presque toutes les chaussettes de sa patronne et remis un bec à l'autruche; en outre, par un procédé dont il était l'inventeur, il espérait enfler la tête du jeune Saladin, son nourrisson, sans lui faire le moindre mal, et donner à ce cher enfant une apparence si monstrueuse que la vue seule en vaudrait dix centimes: deux sous.
—J'ai besoin de faire travailler mon imagination, disait cependant Mme Samayoux, causant avec Gondrequin-Militaire; ça me désennuie de mes souvenirs et de mes regrets. Quoi! vous ne pouvez pas dire que ces deux enfants-là, Maurice et Fleurette, se sont bien conduits à mon égard?
—Fixe! répliqua Gondrequin, les yeux à quinze pas devant soi, qui signifie immobile! Je n'ai pas été officier, mais j'en ai la bonne humeur guerrière. Pour l'ingratitude, elle est dans la nature, et quand je vous vis à l'occasion de votre dernier tableau, que le blanc-bec était alors chez vous pour le trapèze et la perche, vous soupiriez déjà gros au vis-à-vis de lui dans une voie qui ressemblait à Mme Putiphar. Ra, fla!
—C'est le fruit de la calomnie, répondit Mme Samayoux en levant les yeux au ciel; je ne dis pas que mon âme a été incapable d'un rêve, mais Maurice n'y a jamais obtempéré, et je suis restée pure avec lui comme la fleur d'oranger... Et quand je pense que voilà plus d'un mois sans avoir entendu parler de lui ni de Fleurette! L'adresse qu'il m'avait donnée m'a sorti de la tête, et la petite, qui est une demoiselle comme vous savez, m'avait bien défendu d'aller la demander chez sa marquise ou duchesse; en sorte que tout ce que j'ai pu faire ç'a été d'écrire, mais on ne m'a pas répondu. S'est-il passé quelque chose pendant que j'étais à la fête des Loges? je n'ai entendu parler de rien, et depuis mon retour, ma grande affaire avec la ville me casse la tête... Ah! on a bien tort de s'attacher!
—Pas accéléré, interrompit Gondrequin, marche! attaquons le tableau de front et sur les deux flancs pour vous tirer de vos idées noires. Nous disons donc qu'il aura neuf compartiments, trois sur trois, avec huit médaillons ménagés, quatre dans les coins et quatre dans les échancrures du milieu, selon l'idée de M. Baruque, qui ne vaut rien pour tirer l'œil, mais qui vous dispose un ensemble à la papa, personne ne peut dire le contraire... Qu'est-ce qu'il vous faut pour le compartiment du milieu? Voulez-vous l'explosion de la machine infernale du boulevard du crime, affaire Fieschi et Nina Lassave, dont voici le diminutif au n° 1 du livre d'échantillon! Regardez voir! la contemplation n'en coûte rien. Droite! gauche! Marquez le pas!
Léocadie se pencha sur l'album, et, pendant le silence qui eut lieu, on put entendre la voix de M. Baruque, disant dans les frises:
—C'est des affaires qu'on étouffe avec soin, parce qu'il y a dedans des riches et des nobles, mais il n'en est pas moins vrai que le juge d'instruction a été empoisonné comme un rat, rue d'Anjou-Saint-Honoré, ni vu ni connu, et qu'on a arrêté le jeune homme avec la demoiselle en flagrant délit d'arsenic.
II
Choix d'un tire-l'œil
Mme Samayoux ne prêtait point attention à ce qui se disait autour d'elle; son bon gros visage, ordinairement si joyeux, exprimait un véritable chagrin.
—Ça doit faire un crâne effet, dit-elle, en regardant la première page de l'album d'échantillons, où se trouvait un croquis représentant l'explosion de la machine infernale du boulevard du Temple.
C'était alors un événement tout récent, et l'attentat de Fieschi restait dans tous les souvenirs.
—Quant à l'effet, répondit Gondrequin, j'en signe mon billet. C'est chargé à mitraille des tire-l'œil comme ça, et on pourrait tout de même vous l'arranger à bon compte.
Un profond soupir gonfla la vaste poitrine de la veuve.
—Le prix ne fait pas grand-chose, répliqua-t-elle; j'en ai dépensé, de l'argent, dans mes négociations avec la ville, pour mon terrain et le droit de bâtir ici une baraque à demeure! Dans les temps, quand j'avais Maurice et Fleurette, la peinture était du superflu; la bonne société se donnait rendez-vous chez moi, n'importe où, à Paris ou dans la banlieue, malgré mon tableau, qui était du temps de feu Samayoux, et qui avait coûté quarante francs, d'occasion. Il n'y a pas à dire: de s'attacher, c'est des bêtises! je ne leur demandais pas d'être toujours fourrés à la baraque, ces deux enfants-là, pas vrai? mais une petite visite par-ci, par-là, d'amitié...
—En douze temps, la charge! interrompit Gondrequin, quoiqu'on peut la précipiter en quatre mouvements. Il y en a bien qui ont été au régiment et qui ne gardent pas l'air si troupier que moi. À bas la mélancolie! Si vous ne craignez pas la dépense, on peut vous faire des choses extraordinaires qui ne se sont jamais vues dans la capitale.
—C'est mon idée, murmura la dompteuse, qui détourna la tête pour essuyer une larme; j'ai déjà bien commencé, allez, et mon saint-frusquin va vite; mais il faut que tout soit à cuire et à bouillir ici! Je veux faire des folies et prodigalités, quoi! pour m'étourdir le cœur. Il n'y a rien de trop beau pour moi, je veux être la première des premières!
—Alors, s'écria Gondrequin-Militaire avec enthousiasme, ce n'est pas encore assez flambant! Il manque du monde là-dedans, je vas y remettre des gardes municipaux et des généraux avec un tire-l'œil spécial exécuté par moi-même, là, sur le devant, premier plan! l'idée me monte au cerveau que j'ai l'envie d'éternuer: un jeune gamin de Paris qu'a trouvé la mort dans la circonstance et est coupé en deux par l'explosion, que ses parents ramassent les morceaux de lui en pleurant, savoir le papa les jambes et la maman le reste, entourés par la foule.
—Saquédié! dit maman Samayoux en s'animant un peu, voilà une idée gentille, par exemple! Ce qui me chiffonne, c'est que je n'aurai pas de machine infernale à montrer à l'intérieur.
—On ne peut pas tout avoir, maman, repartit Gondrequin; droite, gauche... à un autre!
Il tourna la seconde page de l'album.
—Va de l'avant au rideau, ordonnait en ce moment M. Baruque, de sa position élevée, et remets du safran dans le sceau. L'or est trop rouge là-bas, à droite, eh! Peluche!
—Dans l'Audience, reprit un des barbouilleurs, qui en était toujours à l'histoire d'assassinat, on dit que le juge d'instruction a eu le temps de faire son testament avant de mourir.