L'Œuvre. Emile Zola

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L'Œuvre - Emile Zola

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voyait pour la première fois, devait la tenter, avec sa fraîcheur de poulet gras, son grand nez rose qui promettait. Elle le poussa du coude, finit brusquement, voulant l'exciter sans doute, par s'asseoir sur les genoux de Mahoudeau, dans un abandon de fille.

      «Non, laisse, dit celui-ci en se levant. J'ai affaire... N'est-ce pas? vous autres, on nous attend là-bas.» Il avait cligné les paupières, désireux d'une bonne flânerie. Tous répondirent qu'on les attendait, et ils l'aidèrent à couvrir son ébauche de vieux linges, trempés dans un seau.

      Cependant, Mathilde, l'air soumis et désespéré, ne s'en allait point. Debout, elle se contentait de changer de place, quand on la bousculait; tandis que Chaîne, qui ne travaillait plus, la couvait de ses gros yeux, par-dessus sa toile, plein d'une convoitise gloutonne de timide. Jusque-là, il n'avait pas desserré les lèvres. Mais, comme Mahoudeau partait enfin avec les trois camarades, il se décida, il dit de sa voix sourde, empâtée de longs silences:

      «Tu rentreras?...

      —Très tard. Mange et dors... Adieu.» Et Chaîne demeura seul avec Mathilde, dans la boutique humide, au milieu des tas de glaise et des flaques d'eau, sous le grand jour crayeux des vitres barbouillées, qui éclairait crûment ce coin de misère mal tenu.

      Dehors, Claude et Mahoudeau marchèrent les premiers, pendant que les deux autres les suivaient; et Jory se récria, lorsque Sandoz l'eut plaisanté, en lui affirmant qu'il avait fait la conquête de l'herboriste. «Ah! non, elle est affreuse, elle pourrait être notre mère à tous. En voilà une gueule de vieille chienne qui n'a plus de crocs!... Avec ça, elle empoisonne la pharmacie.» Cette exagération fit rire Sandoz. Il haussa les épaules.

      «Laisse donc, tu n'es pas si difficile, tu en prends qui ne valent guère frileux.

      —Moi! où ça?... Et tu sais que, derrière notre dos, elle a sauté sur Chaîne. Ah! les cochons, ils doivent s'en payer ensemble!» Vivement, Mahoudeau, qui semblait enfoncé dans une forte discussion avec Claude, se retourna au milieu d'une phrase, pour dire:

      «Ce que je m'en fiche!» Il acheva sa phrase à son compagnon; et, dix pas plus loin, il lança de nouveau, par-dessus son épaule: «Et, d'abord, Chaîne est trop bête!» On n'en parla plus. Tous quatre, flânant, semblaient tenir la largeur du boulevard des Invalides. C'était l'expansion habituelle, la bande peu à peu accrue des camarades racolés en chemin, la marche libre d'une horde partie en guerre. Ces gaillards, avec la belle carrure de leurs vingt ans, prenaient possession du pavé. Dès qu'ils se trouvaient ensemble, des fanfares sonnaient devant eux, ils empoignaient Paris d'une main et le mettaient tranquillement dans leurs poches. La victoire ne faisait plus un doute, ils promenaient leurs vieilles chaussures et leurs paletots fatigués, dédaigneux de ces misères, n'ayant du reste qu'à vouloir pour être les maîtres. Et cela n'allait point sans un immense mépris de tout ce qui n'était pas leur art, le mépris de la fortune, le mépris du monde, le mépris de la politique surtout. À quoi bon, ces saletés-là?

      Il n'y avait que des gâteux, là-dedans! Une injustice superbe les soulevait, une ignorance voulue des nécessités de la vie sociale, le rêve fou de n'être que des artistes sur la terre. Ils en étaient stupides parfois, mais cette passion les rendait braves et forts. Claude, alors, s'anima. Il recommençait à croire dans cette chaleur des espérances mises en commun. Ses tortures de la matinée ne lui laissaient qu'un engourdissement vague, et il en était de nouveau à discuter sa toile avec Mahoudeau et Sandoz, en jurant, il est vrai, de la crever le lendemain. Jory, très myope, regardait les vieilles dames sous le nez, se répandait en théories sur la production artistique: on devait se donner tel qu'on était, dans le premier jet de l'inspiration; lui, jamais ne se raturait. Et, tout en discutant, les quatre continuaient à descendre le boulevard, dont la demi-solitude, les rangées de beaux arbres, à l'infini, paraissaient être faites pour leurs disputes.

      Mais, quand ils eurent débouché sur l'Esplanade, la querelle devint si violente, qu'ils s'arrêtèrent, au milieu de la vaste étendue. Hors de lui, Claude traita Jory de crétin: est-ce qu'il ne valait pas mieux détruire cette œuvre que de la livrer médiocre? Oui, c'était dégoûtant, ce bas intérêt de commerce! De leur côté, Sandoz et Mahoudeau parlaient à la fois, très fort. Des bourgeois, inquiets, tournaient la tête, finissaient pas s'attrouper autour de ces jeunes gens si furieux, qui semblaient vouloir se mordre. Puis, les passants s'en allèrent, vexés, croyant à une farce, lorsqu'ils les virent brusquement, très bons amis, s'émerveiller ensemble, au sujet d'une nourrice vêtue de clair, avec de longs rubans cerise. Ah! sacré bon sort, quel ton! c'est ça qui fichait une note! Ravis, ils clignaient les yeux, ils suivaient la nourrice sous les quinconces, comme réveillés en sursaut, étonnés d'être déjà là. Cette Esplanade, ouverte de partout sous le ciel, bornée seulement au sud par la perspective lointaine des Invalides, les enchantait, si grande, si calme; car ils y avaient suffisamment de place pour les gestes; et ils reprenaient un peu haleine, eux qui déclaraient trop étroit Paris, où l'air manquait à l'ambition de leur poitrine.

      «Est-ce que vous allez quelque part? demanda Sandoz à Mahoudeau et à Jory.

      —Non, répondit ce dernier, nous allons avec vous... Où allez-vous?» Claude, les regards perdus, murmura:

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