L'Œuvre. Emile Zola
Чтение книги онлайн.
Читать онлайн книгу L'Œuvre - Emile Zola страница 15
«Qu'est-ce que tu fais ensuite?
—Oh! j'ai des courses toute la journée.»
Le peintre fut désespéré de voir que cet ami lui échappait encore.
«C'est bon, je te laisse... Et tu en es, ce soir, chez Sandoz?
—Oui, je crois, à moins qu'on ne me retienne à dîner ailleurs.» Tous deux s'essoufflaient. La bande, sans se ralentir, allongeait le chemin, pour promener davantage son vacarme. Après avoir descendu la rue du Four, elle s'était ruée à travers la place Gozlin, et elle se jetait dans la rue de l'Échaudé. En tête, la charrette à bras, tirée, poussée plus fort, bondissait sur les pavés inégaux, avec la danse lamentable des châssis dont elle était pleine; puis, la queue galopait, forçant les passants à se coller contre les maisons, s'ils ne voulaient pas être renversés; et les boutiquiers, béants sur leurs portes, croyaient à une révolution. Tout le quartier était dans le bouleversement.
Rue Jacob, la débâcle devint telle, au milieu de cris si affreux, que des persiennes se fermèrent. Comme on entrait enfin rue Bonaparte, un grand blond fit la farce de saisir une petite bonne, ahurie sur le trottoir, et de l'entraîner. Une paille dans le torrent. «Eh bien, adieu, dit Claude. À ce soir!—Oui, à ce soir!» Le peintre, hors d'haleine, s'était arrêté au coin de la rue des Beaux-Arts. Devant lui, la cour de l'École se trouvait grande ouverte. Tout s'y engouffra.
Après avoir soufflé un moment, Claude regagna la rue de Seine. Sa malchance s'aggravait, il était dit qu'il ne débaucherait pas un camarade, ce matin-là; et il remonta la rue, il marcha lentement jusqu'à la place du Panthéon, sans idée nette; puis, il pensa qu'il pouvait toujours entrer à la mairie, pour serrer la main de Sandoz. Ce serait dix bonnes minutes. Mais il demeura suffoqué, quand un garçon lui répondit que M. Sandoz avait demandé un jour de congé, pour un enterrement. Il connaissait cependant l'histoire, son ami alléguait ce motif, chaque fois qu'il voulait avoir, chez lui, toute une journée de bon travail.
Et il prenait défi sa course, lorsqu'une fraternité d'artiste, un scrupule de travailleur honnête, l'arrêta: c'était un crime que d'aller déranger un brave homme, de lui apporter le découragement d'une œuvre rebelle, au moment où il abattait sans doute gaillardement la sienne. Dès lors, Claude dut se résigner. Il traîna sa mélancolie noire sur les quais jusqu'à midi, la tête si lourde, si bourdonnante de la pensée continue de son impuissance, qu'il ne voyait plus que dans un brouillard les horizons aimés de la Seine. Puis, il se retrouva rue de la Femme-sans-Tête, il y déjeuna chez Gomard, un marchand de vin, dont l'enseigne: Au Chien de Montargis, l'intéressait. Des maçons, en blouse de travail, éclaboussés de plâtre, étaient là, attablés; et, comme eux, avec eux, il mangea son «ordinaire» de huit sous, le bouillon dans un bol, où il trempa une soupe, et la tranche de bouilli, garnie de haricots, sur une assiette humide des eaux de vaisselle. C'était encore trop bon, pour une brute qui ne savait pas son métier: quand il avait manqué une étude, il se ravalait, il se mettait plus bas que les manœuvres, dont les gros bras au moins faisaient leur besogne. Pendant une heure, il s'attarda, il s'abêtit, dans les conversations des tables voisines. Et, dehors, il reprit sa marche lente, au hasard.
Mais, place de l'Hôtel-de-Ville, une idée lui fit hâter le pas. Pourquoi n'avait-il point songé à Fagerolles? Il était gentil, Fagerolles, bien qu'il fût élève de l'École des Beaux-Arts; et gai, et pas bête. On pouvait causer avec lui, même lorsqu'il défendait la mauvaise peinture. S'il avait déjeuné chez son père, rue Vieille-du-Temple, pour sûr il s'y trouvait encore.
Claude, en entrant dans cette rue étroite, éprouva une sensation de fraîcheur. La journée devenait très chaude, et une humidité montait du pavé, qui, malgré le ciel pur, restait mouillé et gras, sous le continuel piétinement des passants. À chaque minute, des camions, des tapissières manquaient de l'écraser, lorsqu'une bousculade le forçait à quitter le trottoir. Pourtant, la rue l'amusait, avec la débandade mal alignée de ses maisons, des façades plates, bariolées d'enseignes jusqu'aux gouttières, trouées de minces fenêtres, où l'on entendait bruire tous les métiers en chambre de Paris. À un des passages les plus étranglés, une petite boutique de journaux le retint: c'était, entre un coiffeur et un tripier, un étalage de gravures imbéciles, des suavités de romance mêlées à des ordures de corps de garde. Plantés devant les images, un grand garçon pâle rêvait, deux gamines se poussaient en ricanant. Il les aurait giflés tous les trois, il se hâta de traverser la rue, car la maison de Fagerolles se trouvait juste en face, une vieille demeure sombre qui avançait sur les autres, mouchetée des éclaboussures boueuses du ruisseau. Et, comme un omnibus arrivait, il n'eut que le temps de sauter sur le trottoir, réduit là à une simple bordure: les roues lui frôlèrent la poitrine, il fut inondé jusqu'aux genoux.
M. Fagerolles, le père, fabricant de zinc d'art, avait ses ateliers au rez-de-chaussée; et, au premier étage, pour abandonner à ses magasins d'échantillons les deux grandes pièces éclairées sur la rue, il occupait, sur la cour, un petit logement obscur, d'un étouffement de cave. C'était là que son fils Henri avait poussé, en vraie plante du pavé parisien, au bord de ce trottoir mangé par les roues, trempé par le ruisseau, en face de la boutique à images, du tripier et du coiffeur. D'abord, son père avait fait de lui un dessinateur d'ornements, pour son usage personnel.
Puis, lorsque le gamin s'était révélé avec des ambitions plus hautes, s'attaquant à la peinture, parlant de l'École, il y avait eu des querelles, des gifles, une série de brouilles et de réconciliations. Aujourd'hui encore, bien qu'Henri eût remporté de premiers succès, le fabricant de zinc d'art, résigné à le laisser libre, le traitait durement, en garçon qui gâtait sa vie.
Après s'être secoué, Claude enfila le porche de la maison, une voûte profonde, béante sur une cour qui avait le jour verdâtre, l'odeur fade et moisie d'un fond de citerne. L'escalier s'ouvrait sous une marquise, au plein air, un large escalier, à vieille rampe dévorée de rouille.
Et, comme le peintre passait devant les magasins du premier étage, il aperçut, par une porte vitrée, M. Fagerolles en train d'examiner ses modèles. Alors, voulant être poli, il entra, malgré son écœurement d'artiste pour tout ce zinc peinturluré en bronze, tout ce joli affreux et menteur de l'imitation.
«Bonjour, monsieur... Est-ce qu'Henri est encore là?» Le fabricant, un gros homme blême, se redressa au milieu de ses porte-bouquet, de ses buires et de ses statuettes. Il tenait à la main un nouveau modèle de thermomètre, une jongleuse accroupie, qui portait sur son nez le léger tube, de verre.
... «Henri n'est pas rentré déjeuner», répondit-il sèchement.
Cet accueil troubla le jeune homme.
«Ah! il n'est pas rentré... Je vous demande pardon.
Bonsoir, monsieur.
—Bonsoir.» Dehors, Claude jura entre ses dents. Déveine complète, Fagerolles aussi lui échappait. Il s'en voulait maintenant d'être venu et de s'être intéressé à cette vieille rue pittoresque, furieux de la gangrène romantique qui repoussait quand même en lui: c'était son mal peut-être, l'idée fausse dont il se sentait parfois la barre en travers du crâne. Et lorsque, de nouveau, il retomba sur les quais, la pensée lui vint de rentrer, pour voir si son tableau était vraiment très mauvais. Mais cette pensée seule le secoua d'un tremblement. Son atelier lui semblait un lieu d'horreur, où il ne pouvait plus vivre, comme s'il y avait laissé le cadavre d'une affection morte. Non, non, monter les trois étages, ouvrir la porte, s'enfermer en face de ça: il lui aurait fallu une force au-dessus de son courage! Il traversa la Seine, il suivit toute la