L'Œuvre. Emile Zola

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L'Œuvre - Emile Zola

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ça?... Qui est-ce?» Claude, saisi de cette question, ne répondit point; puis, sans raisonner, lui qui leur disait tout, il mentit, cédant à une pudeur singulière, au sentiment délicat de garder pour lui seul son aventure.

      «Hein! qui est-ce? répétait l'architecte.

      —Oh! personne, un modèle.

      —Vrai, un modèle! Toute jeune, n'est-ce pas? Elle est très bien... Tu devrais me donner l'adresse, pas pour moi, pour un sculpteur qui cherche une Psyché. Est-ce que tu as l'adresse, là?» Et Dubuche s'était tourné vers un pan de mur grisâtre, où se trouvaient, écrites à la craie, jetées dans tous les sens, des adresses de modèles. Les femmes surtout laissaient là, en grosses écritures d'enfant, leurs cartes de visite. Zoé Piédefer, rue Campagne-Première, 7, une grande brune dont le ventre s'abîmait, coupait en deux la petite Flore Beauchamp, rue de Laval, 32, et Judith Vaquez, rue du Rocher, 69, une juive, l'une et l'autre assez fraîches, mais trop maigres.

      «Dis, as-tu l'adresse?» Alors, Claude s'emporta. «Eh! fiche-moi la paix!... Est-ce que je sais?... Tu es agaçant, à vous déranger toujours, quand on travaille!» Sandoz n'avait rien dit, étonné d'abord, puis souriant.

      Il était plus subtil que Dubuche, il lui fit un signe d'intelligence, et ils se mirent à plaisanter. Pardon! excuse! du moment que monsieur la gardait pour son usage intime, on ne lui demandait pas de la prêter. Ah! le gaillard, qui se payait les belles filles! Et où l'avait-il ramassée?

      Dans un bastringue de Montmartre ou sur un trottoir de la place Maubert?

      De plus en plus gêné, le peintre s'agitait.

      «Que vous êtes bêtes, mon Dieu! Si vous saviez comme vous êtes bêtes!... En voilà assez, vous me faites de la peine.»

      Sa voix était si altérée, que les deux autres, immédiatement, se turent; et lui, après avoir gratté de nouveau la tête de la figure nue, la redessina et la repeignit, d'après la tête de Christine, d'une main emportée, mal assurée, qui s'égarait. Puis, il attaqua la gorge, indiquée à peine sur l'étude. Son excitation augmentait, c'était sa passion de chaste pour la chair de la femme, un amour fou des nudités désirées et jamais possédées, une impuissance à se satisfaire, à créer de cette chair autant qu'il rêvait d'en étreindre, de ses deux bras éperdus. Ces filles qu'il chassait de son atelier, il les adorait dans ses tableaux, il les caressait et les violentait, désespéré jusqu'aux larmes de ne pouvoir les faire assez belles, assez vivantes.

      «Hein! dix minutes, n'est-ce pas? répéta-t-il. J'établis les épaules pour demain, et nous descendons.» Sandoz et Dubuche, sachant qu'il n'y avait pas à l'empêcher de se tuer ainsi, se résignèrent. Le second alluma une pipe et s'étala sur le divan: lui seul fumait, les deux autres ne s'étaient jamais bien accoutumés au tabac, toujours menacés d'une nausée, pour un cigare trop fort. Puis, lorsqu'il fut sur le dos, les regards perdus dans les jets de fumée qu'il soufflait, il parla de lui, longuement, en phrases monotones. Ah! ce sacré Paris, comme il fallait s'y user la peau, pour arriver à une position! Il rappelait ses quinze mois d'apprentissage, chez son patron, le célèbre Dequersonnière, l'ancien grand prix, aujourd'hui architecte des bâtiments civils, officier de la Légion d'honneur, membre de l'Institut, dont le chef-d'œuvre, l'église Saint-Mathieu, tenait du moule à pâté et de la peinture Empire: un bon homme au fond, qu'il blaguait, tout en partageant son respect des vieilles formules classiques. Sans les camarades, d'ailleurs, il n'aurait pas appas grand chose à leur atelier de la rue du Four, où le patron passait en courant, trois fois par semaine; des gaillards féroces, les camarades, qui lui avaient rendu la vie joliment dure, au début, mais, qui au moins lui avaient enseigné à coller un châssis, à dessiner et à laver un projet. Et que de déjeuners faits d'une tasse de chocolat et d'un petit pain, pour pouvoir donner les vingt-cinq francs au massier! et que de feuilles barbouillées péniblement, que d'heures passées chez lui sur des bouquins, avant d'oser se présenter à l'École! Avec ça, il avait failli être retoqué, malgré son effort de gros travailleur: l'imagination écrite, une cariatide et une salle à manger d'été, très médiocres, l'avaient classé tout au bout; il est vrai qu'il s'était relevé à l'oral, avec son calcul de logarithmes, ses épures de géométrie et l'examen d'histoire, car il était très ferré sur la partie scientifique. Maintenant qu'il se trouvait à l'École, comme élève de seconde classe, il devait se décarcasser pour, enlever son diplôme de première classe. Quelle chienne de vie! Jamais ça ne finissait! Il écarta les jambes, très haut, sur les coussins, fuma plus fort, régulièrement.

      «Cours de perspective, cours de géométrie descriptive, cours de stéréotomie, cours de construction, histoire de l'art. Ah! ils vous en font noircir du papier, à prendre des notes... Et, tous les mois, un concours d'architecture, tantôt une simple esquisse, tantôt un projet. Il n'y a point à s'amuser, si l'on veut passer ses examens et décrocher les mentions nécessaires, surtout lorsqu'on doit, en dehors de ces besognes, trouver le temps de gagner son pain...

      Moi, j'en crève...» Un coussin ayant glissé par terre, il le repêcha à l'aide de ses deux pieds.

      «Tout de même, j'ai de la chance. Il y a tant de camarades qui cherchent à faire la place, sans rien dénicher! Avant-hier, j'ai découvert un architecte qui travaille pour un grand entrepreneur, oh! non, on n'a pas idée d'un architecte de cette ignorance; un vrai goujat, incapable de se tirer d'un décalque; et il me donne vingt-cinq sous de l'heure, je lui remets ses maisons debout... Ça tombe joliment bien, la mère m'avait signifié qu'elle était complètement à sec. Pauvre mère, en ai-je de l'argent à lui rendre!».

      Comme Dubuche parlait évidemment pour lui, remâchant ses idées de tous les jours, sa continuelle préoccupation d'une fortune prompte, Sandoz ne prenait pas la peine de l'écouter. Il avait ouvert la petite fenêtre, il s'était assis au ras du toit, souffrant à la longue de la chaleur qui régnait dans l'atelier. Mais il finit par interrompre l'architecte.

      «Dis donc, est-ce que tu viens dîner jeudi?... Ils y seront tous, Fagerolles, Mahoudeau, Jory, Gagnière.» Chaque jeudi, on se réunissait chez Sandoz, une bande, les camarades de Plassans, d'autres connus à Paris, tous révolutionnaires, animés de la même passion de l'art.

      «Jeudi prochain, je ne crois pas, répondit Dubuche. Il faut que j'aille dans une famille, où l'on danse.

      —Est-ce que tu espères y carotter une dot?...

      —Tiens! ce ne serait déjà pas si bête!» Il tapa sa pipe sur la paume de sa main gauche, pour la vider; et, avec un soudain éclat de voix! «J'oubliais... J'ai reçu une lettre de Pouillaud.

      Toi aussi!... Hein? est-il assez vidé, Pouillaud! En voilà un qui a mal tourné!

      —Pourquoi donc? Il succédera à son père, il mangera tranquillement son argent, là-bas. Sa lettre est très raisonnable, j'ai toujours dit qu'il nous donnerait une leçon à tous, avec son air de farceur... Ah! cet animal de Pouillaud!» Sandoz allait répliquer, furieux, lorsqu'un juron désespéré de Claude les interrompit. Ce dernier, depuis qu'il s'obstinait au travail, n'avait plus desserré les dents. Il semblait même ne pas les entendre.

      «Nom de Dieu! c'est encore raté... Décidément, je suis une brute, jamais je ne ferai dent» Et, d'un élan, dans une crise de folle rage, il voulut se jeter sur sa toile, pour la crever du poing. Ses amis le retinrent. Voyons, était-ce enfantin, une colère pareille! il serait bien avancé ensuite, quand il aurait le mortel regret d'avoir abîmé son œuvre. Mais lui, tremblant encore, retombé à son silence, regardait le tableau sans répondre, d'un regard ardent et fixe, où brûlait l'affreux tourment de son impuissance. Rien de clair ni de vivant ne venait plus sous ses doigts, la gorge de la femme s'empâtait de tons lourds; cette chair adorée qu'il

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