L'Œuvre. Emile Zola
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C'est ma concierge qui me monte ça tous les matins.» Elle refusa de nouveau d'un signe de tête. Sur le palier, elle se retourna, se tint un instant immobile. Son gai sourire était revenu, elle tendit la main la première.
«Merci, merci bien.» Il avait pas la petite main gantée dans sa main large, tachée de pastel. Toutes deux demeurèrent ainsi quelques secondes, serrées étroitement, se secouant en bonne amitié.
La jeune fille lui souriait toujours, il avait sur les lèvres une question! «Quand vous reverrai-je?» Mais une honte l'empêcha de parler. Alors, après avoir attendu, elle dégagea sa main. «Adieu, monsieur.
—Adieu, mademoiselle.» Christine, déjà, sans lever la tête, descendait l'échelle de meunier, dont les marches craquaient; et Claude, brutalement, rentra chez lui, referma la porte à la volée, en disant très haut! «Ah! ces tonnerres de Dieu de femmes!» Il était furieux, enragé contre lui, enragé contre les autres. Tout en bousculant du pied les meubles qu'il rencontrait, il continuait de se soulager, à pleine voix.
Comme il avait raison de ne jamais en laisser monter une! Ces gueuses-là n'étaient bonnes qu'à vous faire tourner en bourrique. Ainsi, qui lui assurait que celle-ci, avec son air innocent, ne s'était pas abominablement fichue de lui? Et il avait eu la bêtise de croire des contes à dormir debout: tous ses doutes revenaient, jamais on ne lui ferait avaler la veuve du général, ni l'accident de chemin de fer, ni surtout le cocher. Est-ce que des histoires pareilles arrivaient? D'ailleurs, elle avait une bouche qui en disait long, son air était drôle, au moment de filer.
Encore, s'il eût compris pourquoi elle mentait! mais non, des mensonges sans profit, inexplicables, l'art pour l'art! Ah! elle riait bien, à cette heure! Violemment, il replia le paravent et l'envoya dans un coin. Elle avait dû lui en laisser un désordre! Et, quand il constata que tout se trouvait rangé, très propre, la cuvette, la serviette, le savon, il s'emporta parce qu'elle n'avait pas fait le lit. Il se mit à le faire, d'un effort exagéré, saisit à pleins bras le matelas tiède encore, tapa des deux poings l'oreiller odorant, étouffé par cette tiédeur, cette odeur pure de jeunesse qui montaient des linges.
Ensuite, il se débarbouilla à grande eau, pour se rafraîchir les tempes et, dans la serviette humide, il retrouva le même étouffement, cette haleine de vierge dont la douceur éparse, errante par l'atelier, l'oppressait. Ce fut en jurant qu'il mangea son chocolat dans la casserole, si enfiévré, si enragé de peindre, qu'il avalait en hâte de grosses bouchées de pain.
«Mais on meurt ici! cria-t-il brusquement. C'est la chaleur qui me rend malade.» Le soleil s'en était allé, il faisait moins chaud.
Et Claude, ouvrant une petite fenêtre, au ras du toit, respira d'un air de profond soulagement la bouffée de vent embrasé qui entrait. Il avait pris son dessin, la tête de Christine, et il s'oublia longtemps à la regarder.
Midi était sonné, Claude travaillait à son tableau lorsqu'une main familière tapa rudement contre la porte.
D'un mouvement instinctif, et dont il ne fut pas le maître, le peintre glissa dans un carton la tête de Christine, d'après laquelle il retouchait sa grande figure de femme.
Puis, il se décida à ouvrir.
«Pierre! cria-t-il. Déjà toi?» Pierre Sandoz, un ami d'enfance, était un garçon de vingt-deux ans, très brun, à la tête ronde et volontaire, au nez carré, aux yeux doux, dans un masque énergique, encadré d'un collier de barbe naissante.
«J'ai déjeuné plus tôt, répondit-il, j'ai voulu te donner une bonne séance... Ah! diable! ça marche!» Il s'était planté devant le tableau, et il ajouta tout de suite! «Tiens! tu changes le type de la femme?» Un long silence se fit, tous deux regardaient, immobiles.
C'était une toile de cinq mètres sur trois, entièrement couverte, mais dont quelques morceaux à peine se dégageaient de l'ébauche. Cette ébauche, jetée d'un coup, avait une violence superbe, une ardente vie de couleurs.
Dans un trou de forêt, aux murs épais de verdure, tombait une ondée de soleil; seule, à gauche, une allée sombre s'enfonçait, avec une tache de lumière, très loin. Là, sur l'herbe, au milieu des végétations de juin, une femme nue était couchée, un bras sous la tête, enflant la gorge; et elle souriait, sans regard, les paupières closes, dans la pluie d'or qui la baignait. Au fond, deux autres petites femmes, une brune, une blonde, également nues, luttaient en riant, détachaient, parmi les verts des feuilles, deux adorables notes de chair. Et, comme au premier plan, le peintre avait eu besoin d'une opposition noire, il s'était bonnement satisfait, en y asseyant un monsieur, vêtu d'un simple veston de velours. Ce monsieur tournait le dos, on ne voyait de lui que sa main gauche, sur laquelle il s'appuyait, dans l'herbe.
«Très belle d'indication, la femme! reprit enfin Sandoz.
Mais, sapristi! tu auras joliment du travail, dans tout ça!» Claude, les yeux allumés sur son œuvre, eut un geste de confiance.
«Bah! j'ai le temps d'ici au Salon. En six mois, on en abat, de la besogne! Cette fois, peut-être, je finirai par me prouver que je ne suis pas une brute.» Et il se mit à siffler fortement, ravi sans le dire de l'ébauche qu'il avait faite de la tête de Christine, soulevé par un de ces grands coups d'espoir, d'où il retombait plus rudement dans ses angoisses d'artiste, que la passion de la nature dévorait. «Allons, pas de flânerie! cria-t-il. Puisque tu es là, commençons.» Sandoz, par amitié, et pour lui éviter les frais d'un modèle, avait offert de lui poser le monsieur du premier plan. En quatre ou cinq dimanches, le seul jour où il fût libre, la figure se trouverait établie. Déjà, il endossait le veston de velours, lorsqu'il eut une brusque réflexion.
«Dis donc, tu n'as pas déjeuné sérieusement, toi, puisque tu travaillais... Descends manger une côtelette, je t'attends ici.» L'idée de perdre du temps indigna Claude,«Mais si, j'ai déjeuné, regarde la casserole!... Et puis, tu vois qu'il reste une croûte de pain. Je la mangerai...
Allons,—allons, à la pose, paresseux!» Vivement, il reprenait sa palette, il empoignait ses brosses, en ajoutant! «Dubuche vient nous chercher ce soir, n'est-ce pas?
—Oui, vers cinq heures.
—Eh bien, c'est parfait, nous descendrons dîner tout de suite... Y es-tu à la fin? La main plus à gauche, la tête penchée davantage.» Après avoir disposé les coussins, Sandoz s'état installé sur le divan, tenant la pose. Il tournait le dos, mais la conversation n'en continua pas moins un moment encore, car il avait reçu le matin même une lettre de Plassans, la petite ville provençale où le peintre et lui s'étaient connus, en huitième, dès leur première culotte usée sur les bancs du collège. Puis, tous deux se turent. L'un travaillait, hors du monde, l'autre s'engourdissait, dans la fatigue somnolente des longues immobilités.
C'était à l'âge de neuf ans que Claude avait eu l'heureuse chance de pouvoir quitter Paris, pour retourner dans le coin de Provence où il était né. Sa mère, une brave femme de blanchisseuse, que son fainéant de père avait lâchée à la rue, venait d'épouser un bon ouvrier, amoureux fou de sa jolie peau de blonde. Mais, malgré leur courage, ils n'arrivaient pas à joindre les deux bouts. Aussi