Le Diable amoureux. Jacques Cazotte
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Jacques Cazotte
Le Diable amoureux
Avec L'Honneur perdu et recouvré et Rachel ou la belle juive
Publié par Good Press, 2020
EAN 4064066084516
Table des matières
AVERTISSEMENT DES ÉDITEURS
Jacques Cazotte est né en 1720, à Dijon, où son père était greffier des états de Bourgogne. Il fit ses études chez les jésuites de sa ville natale et fut appelé à Paris pour y achever son éducation. Il entra dans l'administration de la marine, fut nommé en 1747 commissaire et ensuite contrôleur des îles du Vent, à la Martinique. Entre temps il se livra à la littérature légère, multipliant les fables, les chansons, composa, son poème héroï-comique, Ollivier, qui restera, avec le Diable amoureux, le meilleur témoignage de son imagination facile et enjouée. En 1759, il revint en France avec sa retraite et le titre de commissaire général de la marine. Il avait cédé au père de La Valette, supérieur de la mission des jésuites, tout ce qu'il possédait à la Martinique en terres, en nègres et en effets, et n'avait reçu en payement que des lettres de change sur la compagnie des jésuites de Paris. Ceux-ci les laissèrent protester, ce qui fit perdre à Cazotte le fruit du travail de toute sa vie, et le contraignit à plaider contre ses anciens maîtres. C'est à cette époque qu'il se fit initier aux mystères de la société des illuminés martinistes; il y puisa cette sorte de mysticisme qui, combiné de la façon la plus bizarre avec les doctrines de l'Évangile, fit de lui un rêveur extatique, un assembleur de prédictions politiques plus ou moins réalisées. Tout le monde a entendu parler de cette singulière conversation dans laquelle Cazotte, en 1788, aurait prophétisé la triste fin de personnages politiques avec lesquels il se trouvait journellement en contact. Il paraît avéré que cette étrange prophétie est tout ce qu'il y a de plus apocryphe, et que le grave Laharpe devrait endosser la responsabilité de cette lugubre invention, arrangée après coup, comme pour prouver qu'il savait être un fantaisiste à ses heures perdues. Quoi qu'il en soit, nous ne croyons pas devoir priver nos lecteurs de ce curieux, morceau:
prophétie de cazotte rapportée par laharpe
Il me semble que c'était hier, et cependant au commencement de 1788, nous étions à table chez un de nos confrères à l'Académie, grand seigneur et homme d'esprit. La compagnie était nombreuse et de tout état; gens de cour, gens de robe, gens de lettres, académiciens, etc.: on avait fait grand'chère comme de coutume. Au dessert, les vins de Malvoisie et de Constance ajoutaient à la gaieté de bonne compagnie cette sorte de liberté qui n'en gardait pas toujours le ton. On en était alors venu, dans le monde, au point où tout est permis pour faire rire. Chamfort nous avait lu de ses contes impies et libertins, et les grandes dames avaient écouté, sans avoir même recours à l'éventail. De là un déluge de plaisanteries sur la religion; l'un citait une tirade de la Pucelle, l'autre rappelait ces vers philosophiques de Diderot:
Et des boyaux du dernier prêtre
Serrer le cou du dernier roi.
et d'applaudir. Un troisième se lève; et, tenant son verre plein: Oui, messieurs, s'écrie-t-il, je suis aussi sûr qu'il n'y a pas de Dieu, que je suis sûr qu'Homère est un sot; et en effet il était sûr de l'un comme de l'autre, et l'on avait parlé d'Homère et de Dieu, et il y avait là des convives qui avaient dit du bien de l'un et de l'autre. La conversation devient plus sérieuse; on se répand en admiration sur la révolution qu'avait faite Voltaire, et l'on convint que c'était là le premier titre de sa gloire. «Il a donné le ton à son siècle, et s'est fait lire dans l'antichambre comme dans le salon.» Un des convives nous raconta, en pouffant de rire, que son coiffeur lui avait dit, tout en le poudrant: «Voyez-vous, monsieur; quoique je ne sois qu'un misérable carabin, je n'ai pas plus de religion qu'un autre.» On conclut que la révolution ne tardera pas à se consommer, qu'il faut absolument que la superstition et le fanatisme fassent place à la philosophie, et l'on en est à calculer la probabilité de l'époque, et quels seront ceux de la société qui verront le règne de la raison. Les plus vieux se plaignaient de ne pouvoir s'en flatter; les jeunes se réjouissaient d'en avoir une espérance très vraisemblable, et l'on félicitait surtout l'Académie d'avoir préparé le grand œuvre et d'avoir été le chef-lieu, le centre, le mobile de la liberté de penser.
Un seul des convives n'avait point pris de part à toute la joie de cette conversation, et avait même laissé tomber tout doucement quelques plaisanteries sur notre bel enthousiasme. C'était Cazotte, homme aimable et original, mais malheureusement infatué des rêveries des illuminés. Il prend la parole; et du ton le plus sérieux: «Messieurs, dit-il, soyez satisfaits, vous verrez toute cette grande et sublime révolution que vous désirez tant. Vous savez que je suis un peu prophète; je vous le répète, vous la verrez.» On lui répond par le refrain connu, faut pas être grand sorcier pour ça.—Soit, mais peut-être faut-il l'être un peu plus pour ce qui me reste à vous dire. Savez-vous ce qui arrivera de cette révolution, ce qui en arrivera pour vous tous tant que vous êtes ici, et ce qui en sera la suite immédiate, l'effet bien prouvé, la conséquence bien reconnue?—Ah! voyons (dit Condorcet, avec son air et son rire sournois et niais), un philosophe n'est pas fâché de rencontrer un prophète.—Vous M. de Condorcet, vous expirerez étendu sur le pavé d'un cachot; vous mourrez du poison que vous aurez pris pour vous dérober au bourreau, du poison que le bonheur de ce temps-là vous forcera de porter toujours sur vous.»
Grand étonnement d'abord; mais on se rappelle que le bon Cazotte est sujet à rêver tout éveille, et l'on rit de plus belle. «M. Cazotte, le conte que vous nous faites ici n'est pas si plaisant que votre Diable amoureux. Mais, quel diable vous a mis dans la tête ce cachot, ce poison et ces bourreaux? Qu'est-ce que tout cela peut avoir de commun avec la philosophie et le règne de la raison?—C'est précisément ce que je vous dis; c'est au nom de la philosophie, de l'humanité, de la liberté; c'est sous le règne de la raison qu'il vous arrivera de finir ainsi; et ce sera bien le règne de la raison, car alors elle aura des temples, et même il n'y aura plus, dans toute la France, en ce temps-là, que des temples de la raison.—Par ma foi (dit Chamfort, avec le sourire du sarcasme), vous ne serez pas un des prêtres de ces temps-là.—Je l'espère; mais vous, M. Chamfort, qui en serez un et très digne de l'être, vous vous couperez les veines de vingt-deux coups de rasoir, et pourtant vous n'en mourrez que quelques mois après.» On se regarde et on rit encore. «Vous, M. Vicq-d'Azyr, vous ne vous ouvrirez pas les veines vous-même, mais après, vous les ferez ouvrir six fois dans un jour, au milieu d'un accès de goutte, pour être plus sûr de votre