Annette Laïs. Paul Feval
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Il aimait passionnément cette idée, qui est, du reste fort ingénieuse et que j'ai retrouvée dans beaucoup d'auteurs estimables.
En 1842, mon oncle Bélébon avait soixante-seize ans bien sonnés. Il se faisait des sourcils noirs avec je ne sais quoi et chantait encore les chansons de Mirabeau-Tonneau. Dans les moments de gaieté folle, il allait jusqu'à décocher des épigrammes malignes à Robespierre et même à Cambacérès.
Il faut vous dire tout de suite où cela se passait, car j'ai l'air de tomber des nues. Nous habitions l'hôtel de Kervigné, sur la place des Lices, à Vannes, chef-lieu du Morbihan. Kervigné est le nom de notre famille, qui a donné à la France deux amiraux et un lieutenant général. Nous figurons à la salle des Croisades de Versailles. Mon père paya pour cela une note de cinquante-sept francs à la maison Godet-Regard de Plantecoq, à Paris, laquelle rhabille les généalogies, ravaude les écussons et va en ville. J'ai gardé un peu de rancune à ma noblesse, qui m'a joué d'assez méchants tours; mais cela ne nous empêche, nous, les Kervigné de Vannes, d'être la branche aînée et comtes depuis Louis XIV. Saint-Simon parle de nous. Les Kervigné de Pontivy ne valent pas l'épluchage. Nous ne cousinons pas. Ma mère était Kerfily, une excellente famille de robe. La fortune venait de son côté, quoique mon père fût loin d'être pauvre. Dieu merci, outre l'hôtel de la place des Lices et le château qui est au bord de la mer, là-bas vers Carnac, nous avons toujours joui d'une trentaine de bonnes mille livres de rente.
Mais mon frère le vicomte coûtait cher. Il était, s'il vous plaît, à vingt-quatre ans, chef d'escadron de cuirassiers. Il faut soutenir cela. On avait fait, en outre, une belle dot à ma sœur la marquise. Ma mère parlait quelquefois d'économie.
Le lecteur me pardonnera de m'arrêter un instant devant le portrait de ce souriant et charmant vieillard qui était mon père. Il avait assurément tout l'esprit qu'on prêtait à mon oncle Bélébon. Il faisait des petits vers: j'en ai tout un recueil; il savait des quantités d'anecdotes et parlait des affaires du temps avec un bon sens parfait, quoiqu'il fût abonné de fondation au Journal des villes et Campagnes. Il était dévot mais voltairien; je n'ai jamais vu qu'à lui ce mélange du mysticisme breton et des gaietés gauloises. L'oncle Bélébon, les tantes Kerfily et l'aumônier des Incurables se réunissaient parfois pour l'éteindre, mais il lui arrivait de les mener tambour battant quand on avait de bonnes nouvelles du vicomte ou qu'on mettait en perce un tonneau de Saint-Emilion.
Saperbleure! (c'était le juron de ses jours d'extra) il n'y en avait pas beaucoup à Vannes pour le gagner au jeu du mot pour rire! il remettait en leur chemin les Nantais et même les lurons de Rennes, où tout le monde croit avoir inventé la poudre.
Il avait la cinquantaine, ni plus ni moins; il était rond comme une caille; il mangeait bien à son déjeuner, mieux à son dîner, mais supérieurement à son souper. Je crois toujours, quand je reviens à Vannes, que ce bon vieux portrait qui est au salon va ouvrir sa bouche rose et me dire: «Allons, chevalier! bon appétit, bonne conscience! A table, saperbleure! On ne jeune qu'en carême et ma soupe va tomber jusqu'au fond de mes bottes.»
Ma mère était une femme de quarante ans, très belle encore, douce avec ses enfants, bonne avec tout le monde, mais froide et faible. Elle avait un fond de mélancolie dont je n'ai jamais eu le secret. Elle se reposait, par une sorte de paresse, sur mon oncle Bélébon et sur l'aumônier des Incurables du soin de penser pour elle. A leur défaut, elle se livrait aux deux tantes Kerfily, qui la retournaient sens dessus dessous comme une crêpe. Sa vie était un sommeil sans rêves; tout travail d'esprit lui causait une véritable horreur. Elle s'éveillait néanmoins aux caresses des enfants de ma sœur la marquise.
Celle-ci avait vingt-deux ans. Nous avions été liés très étroitement jusqu'à l'époque de son mariage, mais une fois sortie de la maison, Julie avait mis une sorte d'emportement à faire le nid de son bonheur nouveau. Son mari, M. le marquis de Tréfontaines, était de l'âge de ma mère et avait beaucoup vécu; sa fortune était fort entamée et Julie, selon l'expression des tantes Kerfily, tirait fameusement de chez nous. M. le marquis de Tréfontaines empruntait bien quelque argent à mon père, mais c'était, au demeurant, un homme de grande mine et de belle façon qui portait bien son nom et qui nous faisait honneur. Il amenait les deux petits enfants, quand il avait quelque chose à demander. Mon père était fier de sa fille et respectait son gendre. Le marquis me donnait des poignées de main autant que je voulais, mais il me semblait que ma sœur me regardait comme on regarde les bouches inutiles dans une citadelle assiégée. Sans moi, on aurait pu faire davantage. Elle m'embrassa pourtant de bon cœur, quand il fut question de mon départ. Les deux petits-enfants étaient des amours.
L'aumônier des Incurables, M. l'abbé Raffroy de Cotelle, nous appartenait par un lien de parenté très vague. Il ressemblait, pour le physique, à ces bouteilles trapues où l'on met le madère. Sa figure luisait comme si elle eût été repeinte à l'huile depuis peu. C'était un prêtre solide en ses principes, honnête et largement charitable. L'étroitesse qui pouvait être en lui ne regardait que le cerveau. Il valait bien mieux que l'oncle Bélébon qui, pourtant, n'avait point trop de méchanceté.
Ma tante Kerfily-Bel-Œil était demoiselle ma tante Kerfily Nougat était veuve. Je ne les ai jamais vues l'une sans l'autre, et jamais je ne les ai vues d'accord. C'était entre elles une de ces intimités qui vivent de batailles et de rancunes. En Bretagne, les sobriquets sont souvent cruels. Kerfily-Bel-Œil était louche comme Vénus, mais moins jeune et moins belle; ma tante Renotte, la paysanne, dont je n'ai pas encore parlé, disait qu'elle avait un petit zieu et un grand zieu. Son grand zieu était, certes, un beau zieu, mais son petit zieu avait des fantaisies extraordinaires. A la moindre émotion, il allait et venait, tournant et pirouettant comme un zieu enragé. On s'habituait à cela; néanmoins ma tante Bel-Œil était restée fille. Julie et le marquis aimaient ses cadeaux et lui savaient gré de ne s'être point mariée. Elle était sentimentale; on trouvait toujours à son chevet des romans traduits de l'allemand, où Dieu s'appelait le souverain architecte de l'univers, et où l'on déplorait amèrement le souvenir qui poursuit les cœurs sensibles; de ces romans où le jeune baron de Rosenthal dit à Pulchérie: «Cruelle! faut-il me percer le sein à tes pieds!» La lecture de ces attendrissantes choses excitait les fringales de son zieu, qui dansait la carmagnole en versant des larmes abondantes. Elle était du parti de ma sœur la marquise.
Ma tante Kerfily-Nougat, au contraire, appartenait corps et âme au camp de mon frère Gérard, le vicomte. Elle avait sur sa tabatière le portrait de Gérard en chef d'escadron de cuirassiers, et je dois dire tout de suite que ce portrait, non flatté, représentait un des plus beaux soldats de l'armée française. Le sobriquet de ma tante Nougat avait rapport à ses goûts, non point à sa figure; son péché d'habitude était la gourmandise, et ce n'était pas un péché mignon. Ses repas étaient généralement suivis de désastres. M. Souyoux, le célèbre médecin à qui ses succès valurent le surnom d'Hippocrate de Ploërmel, lui avait dit une fois que le nougat d'amandes au caramel était un digestif puissant. A dater de ce jour, ma tante exigea le nougat partout où elle se trouvait, et prit l'habitude de couronner ses réfections trop copieuses par une prise de nougat capable d'incommoder trois lycéens. Le docteur Souyoux est au-dessus de toute insinuation malveillante. Aussi puis-je dire que son nougat finit par étrangler ma pauvre tante. Nous sommes tous mortels.
Il y avait donc chez nous deux partis: celui de la marquise et celui du vicomte.
Ces deux partis s'accusaient mutuellement de tirer trop, et je crois bien qu'ils avaient un peu raison tous les deux.