Au Maroc. Pierre Loti
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Il est peut-être très coupable, ce caïd, je n'en sais rien, mais ses femmes sont touchantes. Autant que je puis juger, c'est aussi l'avis du ministre, et, bien qu'il ne veuille dès maintenant faire aucune promesse formelle, la cause me paraît en voie d'être gagnée.
VIII
6 avril.
Vers cinq ou six heures du matin, avant le réveil sonné au camp, je soulève la porte de ma tente pour regarder au dehors. Et cette première apparition matinale du pays d'alentour m'impressionne d'une manière inattendue.
Un ciel uniformément obscur, sur tout le vaste pays vert où nous sommes; de grandes plaines d'iris, de palmiers-nains, d'asphodèles; par places, des amas de marguerites blanches, si serrées qu'on dirait des plaques de neige; tout cela humide de pluie ou de rosée; dans les lointains, ce vert intense s'assombrit sous les nuées lourdes qui traînent; il tourne au gris d'ombre, puis, vers l'horizon, se mêle peu à peu, par plans dégradés, avec le noir des montagnes et du ciel:—une aurore sinistre, dans un lieu quelconque perdu au milieu d'un grand pays primitif.
Des mules, déjà sellées par les soins de quelques serviteurs matineux, sont tassées là-bas les unes contre les autres, en fouillis, debout sur leurs pattes mais dormant encore; leurs hautes selles à dossier, recouvertes de drap rouge, forment des taches de couleur éclatante sur ces fonds de teintes neutres, sur ces derniers plans d'un gris violacé d'encre. Immobiles, elles ont l'air d'avoir été préparées là et d'attendre, pour quelque défilé de féerie sans spectateurs. Nos gardes s'éveillent, sortent un à un des tentes, étirant leurs longs bras bruns; ayant toujours, à cause de ces robes et de ces voiles, un faux air de grandes vieilles femmes maigres, de gigantesques gypsies...
Ah! les suppliantes d'hier au soir, qui sont encore là! Malgré les averses tombées, elles ont, paraît-il, passé la nuit accroupies devant la tente du ministre. Même elles sont plus nombreuses, ce matin: des vieilles, des jeunes, toute la famille du captif sans doute, et de pauvres petits bébés, encapuchonnés à la bédouin, qui dorment transis contre la poitrine des mères. Près d'elles, sur l'herbe mouillée, à la place où elles ont immolé la génisse, s'étale toujours une large tache de sang délayée par la pluie.
Je m'approche de leur groupe; alors une vieille tatouée, qui me dit être la mère du caïd, prend dans ses mains le pan de mon manteau et l'embrasse. De cet instant, je me sens gagné à leur cause et me promets d'intercéder pour elles quand le moment sera venu...
Comme ce lieu est triste, par un temps pareil, triste et mystérieux!... Sur ces lointains si sombres, comme nos tentes sont blanches!
IX
Nous partons comme une fantasia, au galop dans le vent froid du matin, presque tous de front, pêle-mêle, grimpant une côte; et c'est joli, notre troupe bigarrée d'uniformes et de burnous, sur la colline si verte. On ne sait quelle idée est venue ce matin aux trois vieilles poupées nègres qui nous guident, de faire courir si vite l'étendard du sultan; mais nos chevaux, tout frais, ne demandent pas mieux que de les suivre, ni nous non plus. Et c'est amusant, au réveil, cette vitesse, ce brouhaha, ce cliquetis d'armes, tout le train de cette course rapide à travers un bon air pur que personne n'a respiré et qui dilate les poitrines. Nos mules de charge, qui d'abord avaient voulu suivre aussi, sont promptement distancées; une dizaine d'entre elles, qui portaient nos cantines, s'abattent et roulent; et alors il y a des cris, des hurlements d'Arabes: les muletiers se précipitent, burnous flottants, s'entassent comme une nuée d'oiseaux de proie sur chaque bête tombée, pour la relever, la recharger, la battre. Vaguement, nous entrevoyons ces scènes, en courant toujours; puis elles sont hors de vue bientôt. Du reste, cela ne nous regarde ni ne nous inquiète: les bagages finissent toujours par arriver et c'est l'affaire du caïd responsable. Courons toujours, nous; dans le vent, dans la pluie qui commence à rayer l'air, continuons notre allure de fantasia...
Quand notre galopade s'arrête, il pleut à torrents d'un ciel tout noir, et le vent gémit, en nous cinglant les oreilles. Nous sommes sur des plateaux bossués, dans une région de sables maigrement tapissée de fougères; en avant se prolongent à l'infini les espèces de dunes de cette plaine ondulée. C'est un sable d'un jaune doré, très fin, sur lequel nous trottons sans bruit comme sur une piste de manège; aux fougères, qui dominent, se mêlent des asphodèles toujours, des lavandes, et des quantités de fleurs blanches semblables à de larges églantines; toutes ces plantes, arrosées à grande eau, sont délicieusement fraîches et répandent des senteurs douces, sous l'écrasement rapide des pieds de nos chevaux.
Puis, pendant deux heures, passe une région plus triste, pierreuse, ravinée, tourmentée, avec des ajoncs odorants tout couverts de fleurs jaunes et quelques aubépines; une infinité de petites vallées sauvages se succèdent, toutes pareilles, sans vestige humain. Ciel de plus en plus noir, vent hurlant sur les broussailles, pluie fouettante. On dirait une Bretagne d'autrefois, avant les clochers et les calvaires: une Bretagne préhistorique, vue au printemps.
Nos trois vieilles poupées nègres d'avant-garde se sont coiffées de leur capuchon pointu: hautes et droites sur leurs chevaux grêles, ayant étalé leurs burnous qui traînent sur les croupes, elles semblent des babouins, ainsi vues de dos;—des babouins de forme conique, très larges de base et terminés en pointe aiguë. Et leur étendard rouge, qui était neuf au départ, retombe à présent sur sa hampe, tout trempé et piteux.
Nous allons changer de tribu, à ce qu'il paraît, et entrer dans le territoire d'El-Araïch. Car voici là-bas, sur une crête de colline, une centaine de cavaliers qui nous attendent. A travers la pluie aveuglante, on les aperçoit en troupe quasi-fantastique, hérissée de longs fusils minces; enveloppés de blanc, tous, et capuchon baissé, ils ne parlent ni ne bougent.—Et c'est bizarre de les voir immobiles comme des momies, ces gens-là, quand on sait que tout à l'heure un vertige de vitesse va les prendre, et que, dans leur course furieuse, le vent fera fouetter autour d'eux mille choses échevelées, burnous, turbans déroulés, crinières et longues queues.
Sur le front des cavaliers, toujours encapuchonnés et momifiés, le caïd s'avance pour tendre la main au ministre. Il a une figure de saint prophète, régulièrement belle, douce et mystique. Il porte un cafetan de drap rose, avec burnous blanc et burnous bleu drapés l'un sur l'autre, et le cheval qu'il monte est d'un gris pommelé, harnaché de soie vert-réséda brodée d'or. Son lieutenant, qui l'accompagne, a, par contraste, une figure cruelle, un petit nez crochu de faucon; sur un cheval jaune à selle bleue, il porte un cafetan de drap capucine avec un burnous couleur d'ardoise. Et il y a une telle lumière dans ce pays que, même par ce triste temps pluvieux, la combinaison de ces nuances donne un éclat qu'aucun costume n'atteindrait jamais sous notre ciel d'Europe.
Malgré l'averse, il faut assister à la grande fantasia de bienvenue.
Tous ensemble, les cavaliers rejettent leurs capuchons et éperonnent leurs chevaux, qui s'élancent, tête levée, par bonds furieux... Allah! avec des hennissements et des cris, la course est commencée, les draperies volent et les fusils tournoient dans l'air...
Les trois quarts des coups de feu ratent sous l'ondée torrentielle, et le caïd s'excuse beaucoup,