Au Maroc. Pierre Loti

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Au Maroc - Pierre Loti

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semble mené par le vent en un même tourbillon...

      Dans cette nouvelle escorte, qui nous accompagnera jusqu'à demain, il y a, sous des turbans, quelques paires d'yeux bien sauvages.

      Halte de deux heures pour déjeuner, sur une colline où, par extraordinaire, est bâti un village. (C'est, du reste, grâce à ces haltes de midi que nos tentes et nos cantines atteignent chaque jour avant nous le terme de l'étape et que nous trouvons en arrivant notre camp toujours monté.)

      En hâte, nos gens dressent sur cette colline notre grande tente de salle à manger qui, par exception, voyage toujours à notre allure, derrière nous, sans nous perdre de vue. Et, comme il fait très froid, ils allument un feu, un vrai bûcher de feuilles de palmiers-nains, qui brûlent avec une forte odeur balsamique, en répandant une fumée d'incendie.

      Ce village, qui est ici, se compose, comme ceux d'hier, de petites huttes en chaume gris, cachées derrière des haies de grands aloès ou de grands cactus bleuâtres. Auprès, il y a un palmier-dattier, élancé et frêle sur sa tige, le premier que nous ayons rencontré depuis notre départ. Il y a aussi un tombeau de saint marabout, très vénéré dans la contrée; un drapeau blanc flotte au-dessus, afin d'indiquer aux voyageurs, aux caravanes, qu'il est bien de s'arrêter au passage pour déposer là pieusement quelques pièces de monnaie en offrande. (Au Maroc, il y a beaucoup de sépultures saintes à drapeau blanc, même dans les endroits les plus inhabités, les plus solitaires, et les rares passants y déposent leurs dons, qui sont généralement respectés par les voleurs.)

      Tandis que nous déjeunions des restes de la mouna d'hier, le beau temps est revenu; avec la rapidité spéciale à l'Afrique, le ciel, subitement balayé, a repris son admirable transparence bleue; la lumière a reparu splendide.

      Dans ce pays sans arbres, on voit toujours à d'extrêmes distances; d'ailleurs, presque jamais de maisons ni de villages, rien qui vienne rompre cette immense monotonie verte ou brune; alors l'œil s'habitue à fouiller les grandes lignes des horizons, à y découvrir du premier coup, comme sur les plaines de la mer, tout ce qui s'y passe d'anormal, tout ce qui est une indication de mouvement ou de vie, même à des degrés d'éloignement tels, que, dans notre pays, on ne distinguerait plus. Sur le flanc de quelque colline déserte, bleuâtre à force de distance, lorsque des points blancs apparaissent, on se dit, s'ils restent immobiles: ce sont des pierres; des moutons, s'ils se déplacent. Une réunion de points roux indique un troupeau de bœufs. Et enfin, une longue traînée brunâtre, qui s'avance avec une lenteur ondulante, avec un chenillement incessant et tranquille, nous représente tout de suite une caravane, dont nous dessinerions même par avance les nombreux chameaux à la file, balançant leur long cou avec un dandinement de sommeil.

      Un objet extraordinaire, qui nous suit depuis Tanger et que nous sommes aussi habitués à chercher des yeux, tantôt en avant de nous, tantôt en arrière, au fond des lointains, c'est le canot électrique (!!?), de six mètres de long, que nous portons en cadeau à Sa Majesté le sultan; il est enfermé dans une caisse de bois grisâtre qui lui donne l'aspect d'un bloc de granit, et il s'avance péniblement, par les ravins, par les montagnes, porté sur les épaules d'une quarantaine d'Arabes. Dans les bas-reliefs égyptiens, on a déjà vu de ces énormes choses défiler, portées, comme celle-ci, par des théories d'hommes en robes blanches, aux jambes nues.

      Nous campons ce soir en un point appelé Tlata Raïssana, où se tient chaque mois, paraît-il, un immense marché de bestiaux et d'esclaves.

      Mais le lieu est désert aujourd'hui. C'est au bord d'un grand ruisseau frais, au milieu de montagnes si uniformément tapissées de fougères qu'elles semblent recouvertes d'une sorte de même étoffe moutonnée, d'un vert admirable. Il y a, comme toujours, beaucoup de fleurs autour de nos tentes, mais plus du tout nos fleurs de France; ici, dans ce recoin particulier, en terre de bruyère, croissent des espèces inconnues à nos campagnes et à nos jardins, très parfumées toutes, et nuancées un peu étrangement.

      Des fantasias galopent autour du camp toute la soirée; jusqu'au coucher du soleil, on n'entend que bruits de chevaux passant en tonnerre, coups de fusil et cris d'Arabes...

      Vers sept heures, la mouna fait son entrée au camp avec la majesté habituelle. Mais elle est insuffisante: rien que huit moutons, et le reste à l'avenant. C'est inacceptable pour une ambassade; il faut refuser afin de maintenir la dignité de notre pavillon. Et ce refus constitue un incident diplomatique, qui serait même très grave pour le caïd de la région, si l'affaire arrivait jusqu'au sultan.

      Il joue la surprise et la consternation, avec des gestes délicieux, le beau caïd en robe de drap rose; il fait mine de s'en prendre à des caïds inférieurs—lesquels s'en prennent à des gens quelconques—lesquels tombent à coups de bâton sur d'innocents bergers.

      Mais ce n'était qu'une comédie complotée entre eux tous afin de nous mettre à l'épreuve; un complément de mouna était préparé, à toute éventualité, et caché, à petite distance, dans un ravin. Après souper, un nouveau cortège se présente au clair de lune, amenant cette fois seize moutons, une quantité respectable de poulets, de pains et de jarres de beurre. Et les caïds, anxieux de ce que le ministre va dire, attendent en silence autour de sa tente, dans la majesté de leurs longs burnous blancs. Cette nouvelle mouna, très convenable, est agréée et l'incident est clos.

       Table des matières

      Dimanche 7 avril.

      Ayant franchi, sous un ciel toujours bas et noir, les premières montagnes d'alentour, veloutées de fougères, nous retombons dans d'infinies solitudes toutes blanches d'asphodèles en fleur.

      Çà et là, un grand glaïeul rouge, ou une touffe d'iris violets, jettent leurs belles teintes fraîches au milieu des blancheurs monotones de ce parterre. Et c'est ainsi à perte de vue.

      De temps à autre, des cigognes passent, d'un vol lent, fouettant l'air de leurs grandes ailes mi-parties blanches et noires;—ou bien des corbeaux, des aigles.

      Toujours la pluie. Et personne en vue, ce matin; ni un groupe de laboureurs, ni une file d'ânons, ni une caravane.

      Une maman chameau, qui est seule avec son fils au bord du sentier perdu, s'approche avec intérêt pour nous regarder défiler. Son fils, qui vient tout juste de naître, je pense, a le cou si mince et la tête si petite qu'on le prendrait de loin pour une autruche à quatre pattes. Il est presque gentil, dans son étonnement de nous voir, dans sa grâce enfantine et épeurée.

      Pluie, pluie à torrents. Nos trois vieilles poupées nègres d'avant-garde, encapuchonnées aujourd'hui jusqu'au-dessous des yeux, ont repris plus que jamais leur aspect de babouins pointus. L'étendard de soie, que la poupée du milieu tient toujours droit comme un cierge, n'est plus qu'une loque déteinte, déchiquetée par le vent. L'eau ruisselle sur nous tous. Et le canot du sultan, toujours semblable à un accessoire de défilé égyptien, avance avec une peine extrême, les pieds de ses quarante porteurs enfonçant à chaque pas dans la terre détrempée.

      Après deux heures de cette prairie d'asphodèles, nous apercevons quelque chose comme une lézarde très longue serpentant dans la plaine, quelque chose qui doit être une rivière profondément encaissée.

      C'est l'Oued M'cazen, réputée difficile à franchir, et, sur ses bords, il y a un rassemblement de mauvais augure: mules chargées, par centaines, chameaux, cavaliers, piétons, tous arrêtés là évidemment parce que la rivière n'est pas guéable... Alors,

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