Lettres d'un voyageur. George Sand

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Lettres d'un voyageur - George Sand

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      La campagne n'était pas encore dans toute sa splendeur, les prés étaient d'un vert languissant tirant sur le jaune, et les feuilles ne faisaient encore que bourgeonner aux arbres. Mais les amandiers et les pêchers en fleurs entremêlaient çà et là leurs guirlandes roses et blanches aux sombres masses des cyprès. Au milieu de ce jardin immense, la Brenta coulait rapide et silencieuse sur un lit de sable, entre ces deux larges rives de cailloux et de débris de roches qu'elle arrache du sein des Alpes, et dont elle sillonne les plaines dans ses jours de colère. Un demi-cercle de collines fertiles, couvertes de ces longs rameaux de vigne noueuse qui se suspendent à tous les arbres de la Vénétie, faisait un premier cadre au tableau; et les monts neigeux, étincelants aux premiers rayons du soleil, formaient, au delà, une seconde bordure immense, qui se détachait comme une découpure d'argent sur le bleu solide de l'air.

      —Je vous ferai observer, me dit le docteur, que votre café refroidit et que le voiturin nous attend.

      —Ah çà, docteur, lui répondis-je, est-ce que vous croyez que je veux retourner maintenant à Venise?

      —Diable! reprit-il d'un air soucieux.

      —Qu'avez-vous à dire? ajoutai-je. Vous m'avez amené ici pour voir les Alpes, apparemment; et quand j'en touche le pied, vous vous imaginez que je veux retourner à votre ville marécageuse?

      —Bah! j'ai gravi les Alpes plus de vingt fois! dit le docteur.

      —Ce n'est pas absolument le même plaisir pour moi de savoir que vous l'avez fait ou de le faire moi-même, répondis-je.

      —Oui-da! continua-t-il sans m'écouter; savez-vous que dans mon temps j'ai été un célèbre chasseur de chamois? Tenez, voyez-vous cette brèche là-haut, et ce pic là-bas? Figurez-vous qu'un jour...

      —Basta, basta! docteur, vous me raconterez cela à Venise, un soir d'été que nous fumerons quelque pipe gigantesque sous les tentes de la place Saint-Marc avec vos amis les Turcs. Ce sont des gens trop graves pour interrompre un narrateur, quelque sublime impertinence qu'il débite, et il n'y a pas de danger qu'ils donnent le moindre signe d'impatience ou d'incrédulité avant la fin de son récit, durât-il trois jours et trois nuits. Pour aujourd'hui, je veux suivre votre exemple en montant à ce pic là-haut, et en descendant par cette brèche là-bas...

      —Vous? dit le docteur en jetant un regard de mépris sur mon chétif individu.

      Puis, il reporta complaisamment son regard sur une de ses mains qui couvrait la moitié de la table, sourit, et se dandina d'un air magnifique.

      —Les voltigeurs font campagne tout aussi bien que les cuirassiers, lui dis-je avec un peu de dépit; et pour gravir les rochers, le moindre chevreau est plus agile que le plus robuste cheval.

      —Je vous ferai observer, reprit mon compagnon, que vous êtes malade, et que j'ai répondu de vous ramener à Venise, mort ou vif.

      —Je sais qu'en qualité de médecin vous vous arrogez droit de vie et de mort sur moi; mais voyez mon caprice, docteur! il me prend envie de vivre encore cinq ou six jours.

      —Vous n'avez pas le sens commun, répondit-il. J'ai donné d'un côté ma parole d'honneur de ne pas vous quitter; de l'autre, j'ai fait le serment d'être à Venise demain matin. Voulez-vous donc me mettre dans la nécessité de violer un de mes deux engagements?

      —Certainement, je le veux, docteur.

      Il fit un profond soupir, et après un instant de rêverie:—J'ai observé, dit-il, que les petits hommes sont généralement doués d'une grande force morale, ou, au moins, pourvus d'un immense entêtement.

      —Et c'est en raison de cette observation savante, m'écriai-je en sautant du balcon sur l'esplanade, que vous allez me laisser ma liberté, docteur aimable!

      —Vous me forcez de transiger avec ma conscience, dit-il en se penchant sur le balcon. J'ai juré de vous ramener à Venise; mais je ne me suis pas engagé à vous y ramener un jour plutôt que l'autre...

      —Certainement, cher docteur. Je pourrais ne retourner à Venise que l'année prochaine, et pourvu que nous fissions notre entrée ensemble par la Giudecca...

      —Vous moquez-vous de moi? s'écria-t-il.

      —Certainement, docteur, répondis-je. Et nous eûmes ensemble une dispute épouvantable, laquelle se termina par de mutuelles concessions. Il consentit à me laisser seul, et je m'engageai à être de retour à Venise avant la fin de la semaine.

      —Soyez à Mestre samedi soir, dit le docteur; j'irai au-devant de vous avec Catullo et la gondole.

      —J'y serai, docteur, je vous le jure.

      —Jurez-le par notre meilleur ami, par celui qui était encore là, ces jours passés, pour vous faire entendre raison.

      —Je jure par lui, répondis-je, et vous pouvez croire que c'est une parole sacrée. Adieu, docteur.

      Il serra ma main dans sa grosse main rouge, et faillit la briser comme un roseau. Deux larmes coulèrent silencieusement sur ses joues. Puis il leva les épaules et rejeta ma main en disant: Allez au diable!—Quand il eut fait dix pas en courant, il se retourna pour me crier:—Faites couper vos talons de bottes avant de vous risquer dans les neiges. Ne vous endormez pas trop près des rochers; songez qu'il y a par ici beaucoup de vipères. Ne buvez pas indistinctement à toutes les sources, sans vous assurer de la limpidité de l'eau; sachez que la montagne a des veines malfaisantes. Fiez-vous à tout montagnard qui parlera le vrai dialecte; mais si quelque traînard vous demande l'aumône en langue étrangère ou avec un accent suspect, ne mettez pas la main à votre poche, n'échangez pas une parole avec lui. Passez votre chemin; mais ayez l'œil sur son bâton.

      —Est-ce tout, docteur?

      —Soyez sûr que je n'omets jamais rien d'utile, répondit-il, d'un air fâché, et que personne ne connaît mieux que moi ce qu'il convient de faire et ce qu'il convient d'éviter en voyage.

      —Ciaò, egregio dottore, lui dis-je en souriant.

      —Schiavo suo, répondit-il d'une voix brève en enfonçant son chapeau sur sa tête. . . .

      . . . . . . . . . . .

      Je conviens que je suis de ceux qui se casseraient volontiers le cou par bravade, et qu'il n'est pas d'écolier plus vain que moi de son courage et de son agilité. Cela tient à l'exiguité de ma stature et à l'envie qu'éprouvent tous les petits hommes de faire ce que font les hommes forts.—Cependant tu me croiras si je te dis que jamais je n'avais moins songé à faire ce que nous appelons une expédition. Dans mes jours de gaieté, dans ces jours devenus bien rares où je sortirais volontiers, comme Kreissler, avec deux chapeaux l'un sur l'autre, je pourrais hasarder comme lui les pas les plus gracieux sur les bords de l'Achéron; mais dans mes jours de spleen je marche tranquillement au beau milieu du chemin le plus uni, et je ne plaisante pas avec les abîmes. Je sais trop bien que, dans ces jours-là, le sifflement importun d'un insecte à mon oreille ou le chatouillement insolent d'un cheveu sur ma joue suffirait pour me transporter de colère et de désespoir, et pour me faire sauter au fond des lacs.—Je marchai donc toute cette matinée sur la route de Trente, en remontant le cours de la Brenta. Cette gorge est semée de hameaux assis sur l'une et l'autre rive du torrent, et de maisonnettes éparses sur le flanc des montagnes. Toute la partie inférieure du vallon

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