Lettres d'un voyageur. George Sand

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Lettres d'un voyageur - George Sand

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      La fonte de ces neiges ne s'étant pas encore opérée, la Brenta était paisible et coulait dans un lit étroit. Son eau, troublée et empoisonnée pendant quatre ans par la dissolution d'une roche, a recouvré toute sa limpidité. Des troupeaux d'enfants et d'agneaux jouaient pêle-mêle sur ses bords, à l'ombre des cerisiers en fleur. Cette saison est délicieuse pour voyager par ici. La campagne est un verger continuel; et si la végétation n'a pas encore tout son luxe, si le vert manque aux tableaux, en revanche la neige les couronne d'une auréole éclatante, et l'on peut marcher tout un jour entre deux haies d'aubépine et de pruniers sauvages sans rencontrer un seul Anglais.

      J'aurais voulu aller jusqu'aux Alpes du Tyrol. Je ne sais guère pourquoi je me les imagine si belles; mais il est certain qu'elles existent dans mon cerveau comme un des points du globe vers lequel me porte une sympathie indéfinissable. Dois-je croire, comme toi, que la destinée nous appelle impérieusement vers les lieux où nous devons voir s'opérer en nous quelque crise morale?—Je ne saurais attribuer tant de part dans ma vie à la fatalité. Je crois à une Providence spéciale pour les hommes d'un grand génie ou d'une grande vertu; mais qu'est-ce que Dieu peut avoir à faire à moi? Quand nous étions ensemble, je croyais au destin comme un vrai musulman. J'attribuais à des vues particulières, à des tendresses maternelles ou à des prévisions mystérieuses de cette Providence envers toi, le bien et le mal qui nous arrivaient. Je me voyais forcé à tel ou tel usage de ma volonté comme un instrument destiné à te faire agir. J'étais un des rouages de ta vie, et parfois je sentais sur moi la main de Dieu qui m'imprimait ma direction. A présent que cette main s'est placée entre nous deux, je me sens inutile et abandonné. Comme une pierre détachée de la montagne, je roule au hasard, et les accidents du chemin décident seuls de mon impulsion. Cette pierre embarrassait les voies du destin, son souffle l'a balayée; que lui importe où elle ira tomber?. . . .

      . . . . . . . . . . .

      . . . . Je croirais assez que mon ancienne affection pour le Tyrol tient à deux légers souvenirs: celui d'une romance qui me semblait très-belle quand j'étais enfant, et qui commençait ainsi:

Vers les monts de Tyrol poursuivant le chamois,
Engelwald au front chauve a passé sur la neige, etc.

      et celui d'une demoiselle avec qui j'ai voyagé, une nuit, il y a bien dix ans, sur la route de —— à ——. La diligence s'était brisée à une descente. Il faisait un verglas affreux et un clair de lune magnifique. J'étais dans certaine disposition d'esprit extatique et ridicule. J'aurais voulu être seul; mais la politesse et l'humanité me forcèrent d'offrir le bras à ma compagne de voyage. Il m'était impossible de m'occuper d'autre chose que de ce clair de lune, de la rivière qui roulait en cascade le long du chemin, et des prairies baignées d'une vapeur argentée. La toilette de la voyageuse était problématique. Elle parlait un français incorrect avec l'accent allemand, et encore parlait-elle fort peu. Je n'avais donc aucune donnée sur sa condition et sur ses goûts. Seulement, quelques remarques assez savantes qu'elle avait faites, à table d'hôte, sur la qualité d'une crème aux amandes m'avaient induit à penser que cette discrète et judicieuse personne pouvait bien être une cuisinière de bonne maison. Je cherchai longtemps ce que je pourrais lui dire d'agréable; enfin, après un quart d'heure d'efforts incroyables, j'accouchai de ceci:—N'est-il pas vrai, Mademoiselle, que voici un site enchanteur?—Elle sourit et haussa légèrement les épaules. Je crus comprendre qu'à la platitude de mon expression elle me prenait pour un commis voyageur, et j'étais assez mortifié, lorsqu'elle dit, d'un ton mélancolique et après un instant de silence:—Ah! Monsieur, vous n'avez jamais vu les montagnes du Tyrol!

      —Vous êtes du Tyrol? m'écriai-je. Ah! mon Dieu! j'ai su autrefois une romance sur le Tyrol, qui me faisait rêver les yeux ouverts. C'est donc un bien beau pays? Je ne sais pas pourquoi il s'est logé dans un coin de ma cervelle. Soyez assez bonne pour me le décrire un peu.

      —Je suis du Tyrol, répondit-elle d'un ton doux et triste; mais excusez-moi, je ne saurais en parler.

      Elle porta son mouchoir à ses yeux, et ne prononça pas une seule parole durant tout le reste du voyage. Pour moi, je respectai religieusement son silence et ne sentis pas même le désir d'en entendre davantage. Cet amour de la patrie, exprimé par un mot, par un refus de parler, et par deux larmes bien vite essuyées, me sembla plus éloquent et plus profond qu'un livre. Je vis tout un roman, tout un poëme dans la tristesse de cette silencieuse étrangère. Et puis ce Tyrol, si délicatement et si tendrement regretté, m'apparut comme une terre enchantée. En me rasseyant dans la diligence, je fermai les yeux pour ne plus voir le paysage que je venais d'admirer, et qui désormais m'inspirait tout le dédain qu'on a pour la réalité, à vingt ans. Je vis alors passer devant moi, comme dans un panorama immense, les lacs, les montagnes vertes, les pâturages, les forêts alpestres, les troupeaux et les torrents du Tyrol. J'entendis ces chants, à la fois si joyeux et si mélancoliques, qui semblent faits pour des échos dignes de les répéter. Depuis, j'ai souvent fait de bien douces promenades dans ce pays chimérique, porté sur les ailes des symphonies pastorales de Beethoven. Oh! que j'y ai dormi sur des herbes embaumées! quelles belles fleurs j'y ai cueillies! quelles riantes et heureuses troupes de pâtres j'y ai vues passer en dansant! quelles solitudes austères j'y ai trouvées pour prier Dieu! Que de chemin j'ai fait à travers ces monts, durant deux ou trois modulations de l'orchestre!. . . .

      . . . . . . . . . . .

      . . . . J'étais assis sur une roche un peu au-dessus du chemin. La nuit descendait lentement sur les hauteurs. Au fond de la gorge, en remontant toujours le torrent, mon œil distinguait une enfilade de montagnes confusément amoncelées les unes derrière les autres. Ces derniers fantômes pâles qui se perdaient dans les vapeurs du soir, c'était le Tyrol. Encore un jour de marche, et je toucherais au pays de mes rêves.—De ces cimes lointaines, me disais-je, sont partis mes songes dorés. Ils ont volé jusqu'à moi, comme une troupe d'oiseaux voyageurs; ils sont venus me trouver quand j'étais un enfant tout rustique, et que je conduisais mes chevreaux en chantant la romance d'Engelwald le long des traînes de la Vallée-Noire. Ils ont passé sur ma tête pendant une pâle nuit d'hiver, quand je venais d'accomplir un pèlerinage mystérieux vers d'autres illusions que j'ai perdues, vers d'autres contrées où je ne retournerai pas. Ils se sont transformés en violes et en hautbois sous les mains de Brod et de Urban, et je les ai reconnus à leurs voix délicieuses, quoique ce fût à Paris, quoiqu'il fallût mettre des gants et supporter des quinquets en plein midi pour les entendre. Ils chantaient si bien, qu'il suffisait de fermer les yeux pour que la salle du Conservatoire devînt une vallée des Alpes, et pour que Habeneck, placé, l'archet en main, à la tête de toute cette harmonie, se transformât en chasseur de chamois, Engelwald au front chauve, ou quelque autre. Beaux rêves de voyage et de solitude, colombes errantes qui avez rafraîchi mon front du battement de vos ailes, vous êtes retournés à votre aire enchantée, et vous m'attendez. Me voici prêt à vous atteindre, à vous saisir; m'échapperez-vous comme tous mes autres rêves? Quand j'avancerai la main pour vous caresser, ne vous envolerez-vous pas, ô mes sauvages amis? N'irez-vous pas vous poser sur quelque autre cime inaccessible où mon désir vous suivra en vain?

      . . . . . . . . . . .

      J'avais pris dans la journée, sous un beau rayon de soleil, quelques heures de repos sur la bruyère. Afin d'éviter la saleté des gîtes, je m'étais arrangé pour marcher pendant les heures froides de la nuit et pour dormir en plein air durant le jour. La nuit fut moins sereine que je ne l'avais espéré. Le ciel se couvrit de nuages et le vent s'éleva. Mais la route était si belle, que je pus marcher sans difficulté au milieu des ténèbres. Les montagnes se dressaient à ma droite et à ma gauche comme de noirs géants; le vent s'y engouffrait et courait sur leurs croupes avec de longues plaintes. Les arbres fruitiers, agités violemment, semaient sur moi leurs fleurs embaumées. La nature était triste et voilée, mais toute pleine de parfums et d'harmonies

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