Lettres d'un voyageur. George Sand
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Je revins à Oliero, et je retrouvai à tâtons la branche de genévrier suspendue à la porte de mon cabaret. La première figure que j'aperçus sous le manteau de la cheminée fut celle de mon Allemand, qui fumait dans une pipe fort honnête, et qui attendait, en suivant chaque tour de broche d'un œil amoureux, que le quartier d'agneau commandé pour son souper eût fini de rôtir. Il se leva en me voyant et m'offrit un chaise auprès de lui. J'étais un peu confus de la méprise que j'avais faite en prenant un personnage si bien élevé pour un voleur de grand chemin. On nous servit notre souper à la même table: à lui son agneau rôti, à moi mon fromage de chèvre; à lui le vin généreux d'Asolo, à moi l'eau pure du torrent. Quand il eut mangé trois bouchées, soit qu'il se sentit peu d'appétit, soit qu'il fût touché de la grâce avec laquelle je mangeais mon pain, il m'invita à partager son repas, et j'acceptai sans cérémonie. Il parlait alors une espèce de vénitien presque inintelligible, et il me fit d'agréables reproches du refus que je lui avais fait, sur la route, d'un peu de feu de mon cigare pour allumer sa pipe. Je me confondis en excuses, et j'essayai de me moquer intérieurement de ma frayeur; mais malgré sa politesse, et peut-être aussi à cause de sa politesse, ce monsieur avait une indéfinissable odeur de coquin qui rappelait l'Auberge des Adrets d'une lieue. L'hôte avait, en tournant autour de la table, une étrange manière de nous regarder alternativement. Quand je grimpai à ma soupente, résolu à affronter tous les dangers du coupe-gorge classique de l'Italie, j'entendis le bonhomme qui disait à son garçon:—Fais attention au Tyrolien et au petit forestiere (il s'agissait de moi). Serre bien la vaisselle et apporte les clefs du linge sous mon chevet, attache le chien à la porte du poulailler, et, au moindre bruit, appelle-moi.—Cristo! soyez tranquille, répondit le garçon. Le petit ne peut pas bouger que je ne l'entende. J'aurai la fourche à feu sur ma paillasse, et per Dio santo! qu'il prenne garde à lui s'il s'amuse à sortir avant le jour.
Je me le tins pour dit, et je dormis tranquillement, protégé contre le filou tyrolien par ce brave garçon montagnard qui croyait protéger contre moi la maison de son maître.
Quand je m'éveillai, le Tyrolien avait pris la volée depuis longtemps, et, malgré la surveillance de l'hôte, de son garçon et de son chien, il était parti sans payer. Il fut un peu question de me prendre pour son complice et de me faire acquitter sa dépense. Je transigeai, et, comme j'avais mangé avec lui, je payai la moitié du souper; après quoi je partis à travers la montagne.
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. . . . Je traversai, ce jour-là, des solitudes d'une incroyable mélancolie. Je marchai un peu au hasard en tâchant d'observer tant bien que mal la direction de Trévise, mais sans m'inquiéter de faire trois fois plus de chemin qu'il ne fallait, ou de passer la nuit au pied d'un genévrier. Je choisis les sentiers les plus difficiles et les moins fréquentés. En quelques endroits, ils me conduisirent jusqu'à la hauteur des premières neiges; en d'autres ils s'enfonçaient dans des défilés arides où le pied de l'homme semblait n'avoir jamais passé. J'aime ces lieux incultes, inhabitables, qui n'appartiennent à personne, que l'on aborde difficilement, et d'où il semble impossible de sortir. Je m'arrêtai dans un certain amphithéâtre de rochers auquel pas une construction, pas un animal, pas une plante ne donnait de physionomie particulière. Il en avait une terrible, austère, désolée, qui n'appartenait à aucun pays, et qui pouvait ressembler à toute autre partie du monde qu'à l'Italie. Je fermai les yeux au pied d'une roche, et mon esprit se mit à divaguer. En un quart d'heure je fis le tour du monde; et quand je sortis de ce demi-sommeil fébrile, je m'imaginais que j'étais en Amérique, dans une de ces éternelles solitudes que l'homme n'a pu conquérir encore sur la nature sauvage. Tu ne saurais te figurer combien cette illusion s'empara de moi: je m'attendais presque à voir le boa dérouler ses anneaux sur les ronces desséchées, et le bruit du vent me semblait la voix des panthères errantes parmi les rochers. Je traversai ce désert sans rencontrer un seul accident qui dérangeât mon rêve; mais, au détour de la montagne, je trouvai une petite niche creusée dans le roc, avec sa madone et la lampe que la dévotion des montagnards entretient et rallume chaque soir, jusque dans les solitudes les plus reculées. Il y avait, au pied de l'autel rustique, un bouquet de fleurs cultivées et nouvellement cueillies. Cette lampe encore fumante, ces fleurs de la vallée, toutes fraîches encore, à plusieurs milles dans la montagne stérile et inhabitée, étaient les offrandes d'un culte plus naïf et plus touchant qu'aucune chose que j'aie vue en ce genre. En général, ces croix et ces madones s'élèvent dans le désert au lieu où s'est commis quelque meurtre, où bien là où est arrivée, par accident, quelque mort violente. A deux pas de la madone était un précipice qu'il fallait côtoyer pour sortir du défilé. La lampe, sinon la protection de la Vierge, devait être fort utile aux voyageurs de nuit.
. . . . . Une idée folle, l'illusion d'un instant, un rêve qui ne fait que traverser le cerveau, suffit pour bouleverser toute une âme et pour emporter dans sa course le bonheur ou la souffrance de tout un jour. Ce voyage d'Amérique avait déroulé, en cinq minutes, un immense avenir devant moi; et quand je me réveillai sur une cime des Alpes, il me sembla que, de mon pied, j'allais repousser la terre et m'élancer dans l'immensité. Ces belles plaines de la Lombardie, cette mer Adriatique qui flottait comme un voile de brume a l'horizon, tout cela m'apparut comme une conquête épuisée, comme un espace déjà franchi. Je m'imaginai que, si je voulais, je serais demain sur la cime des Andes. Les jours de ma vie passée s'effacèrent et se confondirent en un seul. Hier me sembla résumer parfaitement trente ans de fatigue; aujourd'hui, ce mot terrible, qui, dans la grotte d'Oliero, m'avait représenté l'effrayante immobilité de la tombe, s'effaça du livre de ma vie. Cette force détestée, cette morne résistance à la douleur, qui m'avait rendu si triste, se fit sentir à moi, active et violente, douloureuse encore, mais orgueilleuse comme le désespoir. L'idée d'une éternelle solitude me fit tressaillir de joie et d'impatience, comme autrefois une pensée d'amour, et je sentis ma volonté s'élancer vers une nouvelle période de ma destinée.—C'est donc là où tu en es? me disait une vois intérieure; eh bien! marche, avance, apprends.
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. . . . . Au coucher du soleil, je me trouvai au faîte d'une crête de rochers; c'était la dernière des Alpes. A mes pieds s'étendait la Vénétie, immense, éblouissante de lumière et d'étendue. J'étais sorti de la montagne, mais vers quel point de ma direction? Entre la plaine et le pic d'où je la contemplais s'étendait un beau vallon ovale, appuyé d'un côté au flanc des Alpes, de l'autre élevé en terrasse au-dessus de la plaine et protégé contre les vents de la mer par un rempart de collines fertiles. Directement au-dessous de moi, un village était semé en pente dans un désordre pittoresque. Ce pauvre hameau est couronné d'un beau et vaste temple de marbre tout neuf, éclatant de blancheur et assis d'une façon orgueilleuse sur la croupe de la montagne. Je ne sais quelle idée de personnification s'attachait pour moi à ce monument. Il avait l'air de contempler l'Italie, déroulée devant lui comme une carte géographique, et de lui commander.
Un ouvrier, qui taillait le marbre à même la montagne, m'apprit que cette église, de forme païenne, était l'œuvre de Canova, et que le village de Possagno, situé au pied, était la patrie de ce grand sculpteur des temps modernes.—Canova était le fils d'un tailleur de pierres, ajouta le montagnard; c'était un pauvre ouvrier comme moi.
Combien de fois le jeune manœuvre qui devait devenir