Les bijoux indiscrets. Dénis Diderot
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Читать онлайн книгу Les bijoux indiscrets - Dénis Diderot страница 14
—Quant à moi, répondit vivement Ismène, sans m'embarquer dans des raisonnements sans fin, je laisse aller les choses leur train. Si c'est Brama qui fait parler les bijoux, comme mon bramine me l'a prouvé, il ne souffrira point qu'ils mentent: il y aurait de l'impiété à assurer le contraire. Mon bijou peut donc parler quand et tant qu'il voudra: que dira-t-il, après tout?»
On entendit alors une voix sourde qui semblait sortir de dessous terre, et qui répondit comme par écho: «Bien des choses.» Ismène ne s'imaginant point d'où venait la réponse, s'emporta, apostropha ses voisines, et fit durer l'amusement du cercle. Le sultan, ravi de ce qu'elle prenait le change, quitta son ministre, avec qui il conférait à l'écart, s'approcha d'elle, et lui dit: «Prenez garde, madame, que vous n'ayez admis autrefois dans votre confidence quelqu'une de ces dames, et que leurs bijoux n'aient la malice de rappeler des histoires dont le vôtre aurait perdu le souvenir.»
En même temps, tournant et retournant sa bague à propos, Mangogul établit entre la dame et son bijou, un dialogue assez singulier. Ismène, qui avait toujours assez bien mené ses petites affaires, et qui n'avait jamais eu de confidentes, répondit au sultan que tout l'art des médisants serait ici superflu.
«Peut-être, répondit la voix inconnue.
—Comment! peut-être? reprit Ismène piquée de ce doute injurieux. Qu'aurais-je à craindre d'eux?...
—Tout, s'ils en savaient autant que moi.
—Et que savez-vous?
—Bien des choses, vous dis-je.
—Bien des choses, cela annonce beaucoup, et ne signifie rien. Pourriez-vous en détailler quelques-unes?
—Sans doute.
—Et dans quel genre encore? Ai-je eu des affaires de cœur?
—Non.
—Des intrigues? des aventures?
—Tout justement.
—Et avec qui, s'il vous plaît? avec des petits-maîtres, des militaires, des sénateurs?
—Non.
—Des comédiens?
—Non.
—Vous verrez que ce sera avec mes pages, mes laquais, mon directeur, ou l'aumônier de mon mari.
—Non.
—Monsieur l'imposteur, vous voilà donc à bout?
—Pas tout à fait.
—Cependant, je ne vois plus personne avec qui l'on puisse avoir des aventures. Est-ce avant, est-ce après mon mariage? répondez donc, impertinent.
—Ah! madame, trêve d'invectives, s'il vous plaît; ne forcez point le meilleur de vos amis à quelques mauvais procédés.
—Parlez, mon cher; dites, dites tout; j'estime aussi peu vos services, que je crains peu votre indiscrétion: expliquez-vous, je vous le permets; je vous en somme.
—A quoi me réduisez-vous, Ismène? ajouta le bijou, en poussant un profond soupir.
—A rendre justice à la vertu.
—Eh bien, vertueuse Ismène, ne vous souvient-il plus du jeune Osmin, du sangiac[28] Zégris, de votre maître de danse Alaziel, de votre maître de musique Almoura?
[28] Nom générique des provinces et des gouverneurs de ces provinces en Turquie.
—Ah, quelle horreur! s'écria Ismène; j'avais une mère trop vigilante, pour m'exposer à de pareils désordres; et mon mari, s'il était ici, attesterait qu'il m'a trouvée telle qu'il me désirait.
—Eh oui, reprit le bijou, grâce au secret d'Alcine[29], votre intime.
[29] Voir plus haut, p. 151.
—Cela est d'un ridicule si extravagant et si grossier, répondit Ismène, qu'on est dispensée de le repousser. Je ne sais, continua-t-elle, quel est le bijou de ces dames qui se prétend si bien instruit de mes affaires, mais il vient de raconter des choses dont le mien ignore jusqu'au premier mot.
—Madame, lui répondit Céphise, je puis vous assurer que le mien s'est contenté d'écouter.»
Les autres femmes en dirent autant, et l'on se mit au jeu, sans connaître précisément l'interlocuteur de la conversation que je viens de rapporter.
CHAPITRE XII.
CINQUIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.
LE JEU.
La plupart des femmes qui faisaient la partie de la Manimonbanda jouaient avec acharnement; et il ne fallait point avoir la sagacité de Mangogul pour s'en apercevoir. La passion du jeu est une des moins dissimulées; elle se manifeste, soit dans le gain, soit dans la perte, par des symptômes frappants. «Mais d'où leur vient cette fureur? se disait-il en lui-même; comment peuvent-elles se résoudre à passer les nuits autour d'une table de pharaon, à trembler dans l'attente d'un as ou d'un sept? cette frénésie altère leur santé et leur beauté, quand elles en ont, sans compter les désordres où je suis sûr qu'elle les précipite.»
«J'aurais bien envie, dit-il tout bas à Mirzoza, de faire ici un coup de ma tête.
—Et quel est ce beau coup de tête que vous méditez? lui demanda la favorite.
—Ce serait, lui répondit Mangogul, de tourner mon anneau sur la plus effrénée de ces brelandières, de questionner son bijou, de transmettre par cet organe un bon avis à tous ces maris imbéciles qui laissent risquer à leurs femmes l'honneur et la fortune de leur maison sur une carte ou sur un dé.
—Je goûte fort cette idée, lui répliqua Mirzoza; mais sachez, prince, que la Manimonbanda vient de jurer par ses pagodes, qu'il n'y aurait plus de cercle chez elle, si elle se trouvait encore une fois exposée à l'impudence des Engastrimuthes.
—Comment avez-vous dit, délices de mon âme? interrompit le sultan.
—J'ai dit, lui répondit la favorite, le nom que la pudique Manimonbanda donne à toutes celles dont les bijoux savent parler.
—Il est de l'invention de son sot de bramine, qui se pique de savoir le grec et d'ignorer le congeois, répliqua le sultan;