Le livre du peuple. Félicité de La Mennais
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Partout l’amour excessif de soi a étouffé l’amour des autres. Des frères ont dit à leurs frères: Nous ne sommes pas de même race que vous. Notre sang est plus pur, nous ne voulons pas le mêler avec le vôtre. Vous et vos enfants, vous êtes à jamais destinés à nous servir.
Ailleurs, on a établi des distinctions fondées non sur la naissance, mais sur l’argent.
Que possédez-vous?–Tant.–Asseyez-vous au banquet social: la table est dressée pour vous. Toi qui n’as rien, retire-toi. Est-ce qu’il y a une patrie pour le pauvre?
Ainsi la fortune a marqué les rangs, déterminé les classes. On a eu des droits de toute sorte, parce qu’on était riche; le privilège exclusif de prendre part à l’administration des affaires de tous, c’est-à-dire de faire ses propres affaires aux dépens de tous, ou de presque tous.
Les prolétaires, ainsi qu’on les nomme avec un superbe dédain, affranchis individuellement, ont été en masse la propriété de ceux qui règlent les relations entre les membres de la société, le mouvement de l’industrie, les conditions du travail, son prix et la répartition de ses fruits. Ce qu’il leur a plu d’ordonner, on l’a nommé loi, et les lois n’ont été pour la plupart que des mesures d’intérêt privé, des moyens d’augmenter et de perpétuer la domination et les abus de la domination du petit nombre sur le plus grand.
Tel est devenu le monde lorsque le lien de la fraternité a été brisé. Le repos, l’opulence, tous les avantages pour les uns; pour les autres la fatigue, la misère, et une fosse au bout.
Ceux-là forment, sous différents noms, les classes supérieures, les classes élevées; de ceux-ci se compose le peuple.
II
Vous êtes peuple: sachez d’abord ce que c’est que le peuple.
Il y a des hommes qui sous le poids du jour, sans cesse exposés au soleil, à la pluie, au vent, à toutes les intempéries des saisons, labourent la terre, déposent dans son sein, avec la semence qui fructifiera, une portion de leur force et de leur vie, et en obtiennent ainsi, à la sueur de leur front, la nourriture nécessaire à tous.
Ces hommes-là sont des hommes du peuple.
D’autres exploitent les forêts, les carrières, les mines, descendent à d’immenses profondeurs, dans les entrailles du sol, afin d’en extraire le sel, la houille, le minerai, tous les matériaux indispensables aux métiers, aux arts. Ceux-ci, comme les premiers, vieillissent dans un dur labeur, pour procurer à tous les choses dont tous ont besoin.
Ce sont encore des hommes du peuple.
D’autres fondent les métaux, les façonnent, leur donnent les formes qui les rendent propres à mille usages variés; d’autres travaillent le bois; d’autres tissent la laine, le lin, la soie, fabriquent les étoffes diverses; d’autres pourvoient de la môme manière aux différentes nécessités qui dérivent ou de la nature directement, ou de l’état social.
Ce sont encore des hommes du peuple.
Plusieurs, au milieu de périls continuels, parcourent les mers, pour transporter d’une contrée à l’autre ce qui est propre à chacune d’elles, ou luttent contre les flots et les tempêtes sous les feux des tropiques comme au milieu des glaces polaires, soit pour augmenter par la pêche la masse commune des subsistances, soit pour arracher à l’océan une multitude de productions utiles à la vie humaine.
Ce sont encore des hommes du peuple.
Et qui prend les armes pour la patrie, qui la défend, qui donne pour elle ses plus belles années, et ses veilles et son sang? qui se dévoue et meurt pour la sécurité des autres, pour leur assurer les tranquilles jouissances du foyer domestique, si ce n’est les enfants du peuple?
Quelques-uns d’eux aussi, à travers mille obstacles, poussés, soutenus par leur génie, développent et perfectionnent les arts, les lettres, les sciences, qui adoucissent les mœurs, civilisent les nations, les environnent de cette splendeur éclatante qu’on appelle la gloire, forment enfin une des sources, et la plus féconde, de la prospérité publique.
Ainsi, en chaque pays, tous ceux qui fatiguent et qui peinent pour produire et répandre les productions, tous ceux dont l’action tourne au profit de la communauté entière, les classes les plus utiles à son bien-être, les plus indispensables à sa conservation, voilà le peuple. Otez un petit nombre de privilégiés ensevelis dans la pure jouissance, le peuple c’est le genre humain.
Sans le peuple nulle prospérité, nul développement, nulle vie; car point de vie sans travail, et le travail est partout la destinée du peuple.
Qu’il disparût soudain, que deviendroit la société? Elle disparoîtroit avec lui. Il ne resteroit que quelques rares individus dispersés sur le sol, qu’alors il leur faudroit bien cultiver de leurs mains. Pour vivre, ils seroient immédiatement obligés de se faire peuple.
Or, dans cette société presque uniquement composée du peuple, et qui ne subsiste que par le peuple, quelle est la condition du peuple? que fait-elle pour lui?
Elle le condamne à lutter sans cesse contre des multitudes d’obstacles de tout genre qu’elle oppose à l’amélioration de son sort, au soulagement de ses maux; elle lui laisse à peine une petite portion du fruit de ses travaux; elle le traite comme le laboureur traite son cheval et son bœuf, et souvent moins bien; elle lui crée, sous des noms divers, une servitude sans terme et une misère sans espérance.
III
Si l’on comptoit toutes les souffrances que, depuis des siècles et des siècles, le peuple a endurées sur la surface du globe, non par une suite des lois de la nature, mais des vices de la société, le nombre en égaleroit celui des brins d’herbe qui couvrent la terre humectée de ses pleurs,
En sera-t-il donc toujours ainsi?
Cette multitude est-elle destinée à parcourir perpétuellement le cercle des mêmes douleurs? N’a-t-elle rien à attendre de l’avenir? Sur tous les points de la route tracée pour elle à travers le temps, ne sortira-t-il jamais de ses entrailles qu’un lamentable cri de détresse? Y a-t-il en elle ou hors d’elle quelque nécessité fatale qui doive jusqu’à la lin lui interdire un état meilleur?