Le livre du peuple. Félicité de La Mennais
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Est-ce qu’on peut justement retenir un pauvre être humain dans son ignorance et dans sa misère, dans son dénuement et son abaissement, lorsque ses efforts pour en sortir ne nuisent à personne, ou ne nuisent qu’à ceux qui fondent leur bien-être sur l’iniquité en le fondant sur le mal des autres?
La colère de ces hommes mauvais, lorsque le faible secoue les chaînes qui l’étreignent, n’est-ce pas la colère de la bête féroce contre sa victime qui se débat? Et leurs plaintes, ne sont-ce pas les plaintes du vautour à qui sa proie échappe?
Or, ce qui est vrai de chacun est vrai de tous. Tous doivent vivre, tous doivent jouir d’une légitime liberté d’action, pour accomplir leur fin en se développant et se perfectionnant sans cesse. On doit donc mutuellement respecter le droit les uns des autres, et c’est là le commencement du devoir, la justice.
Mais la justice ne suffiroit pas aux besoins de l’humanité. Chacun, sous son empire, jouiroit à la vérité pleinement de son droit, mais resteroit isolé dans le monde, privé des secours et de l’aide perpétuellement nécessaires à tous. Un homme manqueroit-il de pain, on diroit: «Qu’il en cherche; est-ce que je l’en empêche? Je ne lui ai point enlevé ce qui étoit à lui. Chacun chez soi et chacun pour soi.» On répéteroit le mot de Caïn: «Suis-je chargé de mon frère?» La veuve, l’orphelin, le malade, le foible, seroient abandonnés. Nul appui réciproque, nul bon office désintéressé. Partout l’égoïsme et l’indifférence. Plus de liens véritables, plus de souffrances ni de joies partagées, plus de respiration commune. La vie, retirée au fond de chaque cœur, s’y consumeroit solitaire, comme une lampe dans un tombeau, n’éclairant que les débris de l’homme; car un homme sans entrailles, dénué de compassion, de sympathies, d’amour, qu’est-ce autre chose qu’un cadavre qui se meut?
Et puisque nous avons besoin les uns des autres, de nous appuyer les uns sur les autres, comme les frêles tiges des herbes des champs que le moindre souffle agite et courbe; puisque le genre humain périroit sans une mutuelle communication des biens que chacun possède individuellement en vertu de la loi de justice, une autre loi est nécessaire à sa conservation, et cette loi est la charité, et la charité, qui forme un seul corps vivant des membres épars de l’humanité, est la consommation du devoir, dont la justice est le premier fondement.
Que seroit un homme privé de toute liberté sur la terre, qui ne pourroit ni aller, ni venir, ni agir, qu’autant qu’un autre le lui commanderoit ou le lui permettroit? Que seroit-ce qu’un peuple entier réduit à cette condition? Les bêtes sauvages vivent plus heureuses et moins dégradées au sein des forêts.
Mais aussi que seroit un homme concentré uniquement en lui-même par l’égoïsme, ne nuisant à personne directement et ne servant non plus personne, ne songeant qu’à soi, ne vivant que pour soi? Que seroit un peuple composé d’individus sans liens, où nul ne compatiroit aux maux d’autrui, ne se tiendroit obligé d’aider ses frères et de les secourir; où tout échange de services, tout acte de miséricorde et de pitié ne seroit qu’un calcul d’intérêt; où la plainte de celui qui souffre, les gémissements de la douleur, le sanglot de la détresse, le cri de la faim, s’exhaleroient dans les airs comme un vain bruit; où rien ne se répandroit de chacun en tous et de tous en chacun, par une secrète impulsion de l’amour, qui ne sait ce que c’est que posséder, parce qu’il ne jouit que de ce qu’il donne?
Ce peuple, semblable aux légers débris abandonnés sur l’aire après que le grain a été recueilli, pourriroit bien vite dans la boue, s’il n’étoit emporté par l’une de ces tempêtes à qui Dieu ordonne de passer sur ce monde pour le purifier.
C’est le droit qui affranchit, mais c’est le devoir qui unit, et l’union c’est la vie, et la parfaite union est la vie parfaite.
La nature entière nous avertit de l’indispensable besoin que tous ont les uns des autres. Le précepte divin du secours mutuel, et du dévouement et de l’amour, nous est à chaque instant rappelé par ce que nos yeux voient autour de nous. Lorsque le temps est venu pour elles d’aller chercher en d’autres climats la pâture que le Père céleste leur y a préparée, les hirondelles s’assemblent; puis, sans se séparer jamais, elles voguent, nautonniers aériens, vers les rivages où elles se reposeront dans la paix et dans l’abondance. Seule, que deviendroit chacune d’elles? Pas une n’échapperoit aux périls de la route. Réunies, elles résistent aux vents; l’aile débile ou fatiguée s’appuie sur une aile moins frôle. Pauvres douces petites créatures que le dernier printemps vit éclore, les plus jeunes, abritées par leurs aînées, atteignent sous leur garde le ternie du voyage, et sur la terre lointaine où la Providence les a conduites par-dessus les mers, rêvent le nid natal et ces premières joies, ces joies mystérieuses, ineffables, que Dieu a mises, pour tous les êtres, à l’entrée de la vie.
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