Lettres à Mademoiselle de Volland. Dénis Diderot
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Au sortir du Palais-Royal, j'allai chez Grimm. Il n'y était pas; je vous écrivis en attendant qu'il vînt; il ne tarda pas. Nous causâmes de lui, de vous, de votre mère, de moi. Il n'entend rien à cette femme. J'ai apporté ici votre journal; continuez-le-moi: je vous ferai le mien. Il sera peut-être un peu monotone, surtout pendant que les jours continueront d'être pluvieux; mais qu'importe? vous y verrez du moins que mes plus doux moments sont ceux où je pense à vous.
J'ai été occupé toute la matinée d'Héloïse et d'Abélard. Elle disait: «J'aimerais mieux être la maîtresse de mon philosophe que la femme du plus grand roi du monde.» Et je disais, moi: Combien cet homme fut aimé!
Adieu, ma Sophie; je vous embrasse de tout mon cœur.
XXII
Au Grandval, le 15 octobre 1759.
Voilà pour la troisième fois que j'envoie à Charenton, et point de nouvelles de mon amie. Sophie, pourquoi donc ne m'avez-vous point écrit? Le domestique partit avant-hier à deux heures et demie; je lui avais recommandé de mettre mes lettres dans la commode à laquelle je laisserais la clef. À six heures, je pensai qu'il pourrait être revenu. Jamais soirée ne me parut plus longue. Je montai, j'ouvris le tiroir; point de lettres. Je descendis, j'avais l'air inquiet; on s'en aperçut; car tout ce qui se passe dans mon âme on le voit sur mon visage. On causa; je pris peu de part à la conversation; on me proposa de jouer, j'acceptai Au milieu de la partie, je quittai, j'allai voir, et je ne trouvai rien. Je me dis: Apparemment que ce coquin-là se sera amusé à boire, et qu'il ne viendra que bien tard. Tant mieux; je me retirerai de bonne heure; je serai seul; je me coucherai, et je lirai la tête sur mon oreiller.
C'était un grand plaisir que je me promettais; j'étais impatient qu'on eût servi, et qu'on eût soupe, et qu'on remontât. Ce moment enfin arriva; je courus à la commode; je ne doutai point d'y trouver ce que je cherchais, et je fus vraiment chagrin d'être trompé dans mon attente.
Qu'est-ce qui vous a empêchée de vous servir de l'adresse que je vous ai laissée? Vos lettres se seraient-elles égarées? Vous vengeriez-vous de mon silence? Votre dessein serait-il de me faire éprouver par moi-même la peine que vous avez soufferte? Y aurait-il quelque chose de plus étrange que je ne conçois pas? Je ne sais que penser. Nous attendons ce soir un commissionnaire. Il vient de Paris, il passera par Charenton. On lui a recommandé de voir à la poste s'il n'y aurait rien pour le Grandval. Il sera ici sur les sept heures. Il en est quatre. Je patienterai donc encore trois heures. En attendant, je causerai avec mon amie, comme si j'étais fort à mon aise, quoiqu'il n'en soit rien.
Hier, je perdis toute ma matinée, ou plutôt je l'employai bien. Je reçus un billet qui m'appelait à Sussy. Il était d'un pauvre diable qui a imaginé un projet de finance sur lequel il voulait avoir mon avis. C'est une combinaison ingénieuse de loteries et d'actions: il n'y a rien d'odieux; cela pourrait être durable ou momentané. Il en reviendrait au roi cent vingt millions[25]. Les riches ne seraient pas vexés; les pauvres deviendraient propriétaires d'un effet commerçable sur lequel il y aurait un petit bénéfice à faire pour eux. On fut assez surpris de me voir habillé et parti de si grand matin. Je ne doute point que nos femmes n'aient mis un peu de roman dans cette sortie. Je revins pour dîner. Il faisait du vent et du froid qui nous fermèrent. Je fis trois trictracs avec la femme aux beaux yeux d'autrefois; après quoi le père Hoop[26], le Baron et moi, rangés autour d'une grosse souche qui brûlait, nous nous mîmes à philosopher sur le plaisir, sur la peine, sur le bien et le mal de la vie. Notre mélancolique Écossais fait peu de cas de la sienne. «C'est pour cela, lui dit Mme d'Aine, que je vous ai donné une chambre qui conduit de plain-pied de la fenêtre dans le fossé; mais ne vous pressez guère de profiter de mon attention.» Le Baron ajouta: «Vous n'aimez peut-être pas vous noyer; si vous trouvez l'eau froide, père Hoop, allons nous battre.» Et l'Écossais: «Très-volontiers, mon ami, à condition que vous me tuerez.»
On parla ensuite d'un M. de Saint-Germain qui a cent cinquante à cent soixante ans et qui se rajeunit, quand il se trouve vieux[27]. On disait que si cet homme avait le secret de rajeunir d'une heure, en doublant la dose il pourrait rajeunir d'un an, de dix, et retourner ainsi dans le ventre de sa mère. «Si j'y rentrais une fois, dit l'Écossais, je ne crois pas qu'on m'en fit sortir.»
À ce propos il me passa par la tête un paradoxe que je me souviens d'avoir entamé un jour à votre sœur, et je dis au père Hoop, car c'est ainsi que nous l'avons surnommé parce qu'il a l'air ridé, sec et vieillot: «Vous êtes bien à plaindre! mais s'il était quelque chose de ce que je pense, vous le seriez bien davantage.—Le pis est d'exister et j'existe.—Le pis n'est pas d'exister, mais d'exister pour toujours.—Aussi je me flatte qu'il n'en sera rien.—Peut-être; dites-moi, avez-vous jamais pensé sérieusement à ce que c'est que vivre? Concevez-vous bien qu'un être puisse jamais passer de l'état de non vivant à l'état de vivant! Un corps s'accroît ou diminue, se meut ou se repose; mais s'il ne vit pas par lui-même, croyez-vous qu'un changement, quel qu'il soit, puisse lui donner de la vie? Il n'en est pas de vivre comme de se mouvoir; c'est autre chose. Un corps en mouvement frappe un corps en repos et celui-ci se meut; mais arrêtez, accélérez un corps non vivant, ajoutez-y, retranchez-en, organisez-le, c'est-à-dire disposez-en les parties comme vous l'imaginerez; si elles sont mortes, elles ne vivront non plus dans une position que dans une autre. Supposez qu'en mettant à côté d'une particule morte, une, deux ou trois particules mortes, on en formera un système de corps vivant, c'est avancer, ce me semble, une absurdité très-forte, ou je ne m'y connais pas. Quoi! la particule A placée à gauche de la particule B n'avait point la conscience de son existence, ne sentait point, était inerte et morte; et voilà que celle qui était à gauche mise à droite, et celle qui était à droite mise à gauche, le tout vit, se connaît, se sent! Cela ne se peut. Que fait ici la droite ou la gauche? Y a-t-il un côté et un autre dans l'espace? Cela serait, que le sentiment et la vie n'en dépendraient pas. Ce qui a ces qualités les a toujours eues et les aura toujours. Le sentiment et la vie sont éternels. Ce qui vit a toujours vécu, et vivra sans fin. La seule différence que je connaisse entre la mort et la vie, c'est qu'à présent, vous vivez en masse, et que