Lettres à Mademoiselle de Volland. Dénis Diderot
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Le saint prophète pressentit que la passion des femmes était trop naturelle, trop violente et trop générale pour tenter avec succès de la refréner. Il aima mieux y conformer sa législation que d'en multiplier les infractions en l'opposant à la pente la plus utile et la plus douce de la nature. Quand il encourageait les hommes à la vertu par l'espérance future des voluptés corporelles, il leur parlait d'une félicité qui ne leur était pas étrangère. Il prescrivait des ablutions et quelques pratiques frivoles, dont le peuple a besoin, qui sont arbitraires, telles qu'il y en a dans toutes les religions du monde, et qui ne signifient rien pour les hommes d'une piété un peu solide, comme de tourner le dos au soleil pour pisser, parmi les musulmans, ou de porter un scapulaire, parmi nous, parce qu'il faisait un culte pour la multitude. Il prêcha le dogme de la fatalité qui inspire l'audace et le mépris de la mort; le péril étant aux yeux du fataliste le même pour celui qui manie le fer sur un champ de bataille et pour celui qui repose dans un lit; l'instant de périr étant irrévocable, et toute prudence humaine étant vaine devant l'Éternel qui a enchaîné toutes choses d'un lien que sa volonté même ne peut ni resserrer ni relâcher.
Jugez si mes occupations sont ingrates par cette lettre, et par ce morceau du poëte Sadi que je vais vous traduire; il vous fera plaisir, parce qu'il m'en a fait, parce qu'il est beau, parce qu'il est plein de sentiment, de pathétique et de délicatesse[37].
Les Sarrasins ont des maximes d'une énergie et d'une délicatesse peu communes. Aucune nation n'est aussi riche en proverbes; leurs fables sont d'une simplicité qui me charme.
Voilà, mon amie, ceux avec qui je converse depuis quelques jours. Auparavant c'était avec les Phéniciens; auparavant avec les habitants du Malabar; auparavant avec les Indiens.
J'ai vu toute la sagesse des nations, et j'ai pensé qu'elle ne valait pas la douce folie que m'inspirait mon amie. J'ai entendu leurs discours sublimes, et j'ai pensé qu'une parole de la bouche de mon amie porterait dans mon âme une émotion qu'ils ne me donnaient pas. Ils me peignaient la vertu, et leurs images m'échauffaient; mais j'aurais encore mieux aimé voir mon amie, la regarder en silence, et verser une larme que sa main aurait essuyée ou que ses lèvres auraient recueillie. Ils cherchaient à me décrier la volupté et son ivresse, parce qu'elle est passagère et trompeuse; et je brûlais de la trouver entre les bras de mon amie, parce qu'elle s'y renouvelle quand il lui plaît, et que son cœur est droit, et que ses caresses sont vraies. Ils me disaient: Tu vieilliras; et je répondais en moi-même: Ses ans passeront avec les miens. Vous mourrez tous deux; et j'ajoutais: Si mon amie meure avant moi je la pleurerai et serai heureux la pleurant. Elle fait mon bonheur aujourd'hui; demain elle fera mon bonheur, et après-demain, et après-demain encore, et toujours, parce qu'elle ne changera point, parce que les dieux lui ont donné le bon esprit, la droiture, la sensibilité, la franchise, la vertu, la vérité qui ne change point. Et je fermai l'oreille aux conseils austères des philosophes; et je fis bien, n'est-ce pas, ma Sophie?
XXVII
Au Grandval le 2 novembre 1759.
Le père Hoop nous a quittés; mais en revanche, il nous est arrivé une dame. Elle n'est point mal de figure. À juger par le son de sa voix, le tour de ses idées et le ton de son expression, elle a du naturel dans l'esprit et de la douceur dans le caractère. Je suis fort trompé, ou elle a déjà bien souffert quoiqu'elle soit jeune. Ceux qui ont éprouvé la peine ont un signe auquel ils se reconnaissent.
Les dernières nouvelles qu'on nous a apportées de Paris ont rendu le Baron soucieux. Il a des sommes considérables placées dans les papiers royaux... Il disait à sa femme: «Écoutez, ma femme, si cela continue, je mets bas l'équipage, je vous achète une belle capote avec un beau parasol, et nous bénirons toute notre vie M. de Silhouette, qui nous a délivrés des chevaux, des laquais, des cochers, des femmes de chambre, des cuisinières, des grands dîners, des faux amis, des ennuyeux, et de tous les autres privilèges de l'opulence...» Et moi je pensais que pour un homme qui n'aurait ni femme, ni enfant, ni aucun de ces attachements qui font désirer la richesse, et qui ne laissent jamais de superflu, il serait presque indifférent d'être pauvre ou riche. Pauvre, on s'expatrierait, on subirait la condamnation ancienne portée par la nature contre l'espèce humaine, et l'on gagnerait son pain à la sueur de son front... Ce paradoxe tient à l'égalité que j'établis entre les conditions et au peu de différence que j'émets, quant au bonheur, entre le maître de la maison et son portier... Si je suis sain d'esprit et de corps, si j'ai l'âme honnête et la conscience pure, si je sais distinguer le vrai du feux, si j'évite le mal et fais le bien, si je sens la dignité de mon être, si rien ne me dégrade à mes propres yeux, si, loin de mon pays, je suis ignoré des hommes dont la présence me ferait peut-être rougir, on peut m'appeller comme on voudra, milord ou sirrah: sirrah, en anglais, c'est un faquin en français, la qualité qu'un petit-maître en humeur donne à son valet... Faire le bien, connaître le vrai, voilà ce qui distingue un homme d'un autre; le reste n'est rien. La durée de la vie est si courte, ses vrais besoins sont si étroits, et quand on s'en va, il importe si peu d'avoir été quelqu'un ou personne. Il ne faut à la fin qu'un mauvais morceau de toile et quatre planches de sapin... Dès le matin j'entends sous ma fenêtre des ouvriers. À peine le jour commence-t-il à poindre qu'ils ont la bêche à la main, qu'ils coupent la terre et roulent la brouette. Ils mangent un morceau de pain noir; ils se désaltèrent au ruisseau qui coule: à midi, ils prennent une heure de sommeil sur la terre; bientôt ils se remettent à leur ouvrage. Ils sont gais; ils chantent; ils se font entre eux de bonnes grosses plaisanteries qui les égaient; ils rient. Sur le soir, ils vont retrouver des enfants tout nus autour d'un âtre enfumé, une paysanne hideuse et malpropre, et un lit de feuilles séchées, et leur sort n'est ni plus mauvais ni meilleur que le mien... Vous avez éprouvé l'une et l'autre fortune: dites-moi, le temps présent vous paraît-il plus dur que le temps passé?... Je me suis tourmenté toute la matinée à courir après une idée qui m'a fui... Je suis descendu triste; j'ai entendu parler des misères publiques; je me suis mis à une table somptueuse sans appétit; j'avais l'estomac chargé des aliments de la veille; je l'ai surchargé de la quantité de ceux que j'ai mangés; j'ai pris un bâton et j'ai marché pour les faire descendre et me soulager; je suis revenu m'asseoir à une table de jeu, et tromper des heures qui me pesaient. J'avais un ami dont je n'entendais point parler. J'étais loin d'une amie que je regrettais. Peines à la campagne, peines à la ville, peines partout. Celui qui ne connaît pas la peine n'est pas à compter parmi les enfants des hommes... C'est que tout s'acquitte; le bien par le mal, le mal par le bien, et que la vie n'est rien.
Nous irons peut-être demain au soir ou lundi matin passer un jour à la ville; je verrai donc cette amie que je regrettais; je recouvrerai donc cet ami silencieux dont je n'entendais point parler. Mais je les perdrai le lendemain; et plus j'aurai senti le bonheur d'être à côté d'eux, plus je souffrirai de m'en séparer. C'est ainsi que tout va: tournez-vous, retournez-vous, il y aura toujours une feuille de rose pliée qui vous blessera... J'aime ma Sophie; la tendresse que j'ai pour elle affaiblit à mes yeux tout autre intérêt. Je ne vois qu'un malheur possible dans la nature; mais ce malheur se multiplie et se présente à moi sous cent aspects. Passe-t-elle un jour sans m'écrire, qu'a-t-elle? serait-elle malade? Et voilà les chimères qui voltigent autour de ma tête et qui me tourmentent. M'a-t-elle écrit, j'interpréterai mal un mot indifférent, et je suis aux champs. L'homme ne peut ni améliorer ni empirer son sort. Son bonheur et sa misère ont été circonscrits par un astre puissant. Plus d'objets, moins de sensibilité pour chacun. Un seul, tout se rassemble sur lui. C'est le trésor de l'avare...
Mais je m'aperçois que je digère mal, et que toute cette triste philosophie naît d'un estomac embarrassé. Crapuleux ou sobre, mélancolique ou serein, Sophie, je vous aime également; mais la couleur du sentiment n'est pas la même... On est allé à Charenton vous porter