La 628-E8. Octave Mirbeau
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Nous ne parlions pas... M. Schwab fumait avec effort un de ces détestables cigares, comme n'en fument que les milliardaires... Et moi, transporté dans ce décor nocturne du moyen âge, il me semblait que fêtais loin de tout, loin des aciers et des rois de l'acier... si loin, si loin, si loin!
Mais M. Schwab n'avait pas quitté le siècle, lui, ni l'Amérique, ni même l'avenue de la Grande-Armée... Il s'acharnait à tirer sur son cigare qui laissait une affreuse odeur, derrière lui... Et cela faisait exactement le bruit que font les carpes dans un bassin, quand elles viennent respirer, le museau hors de l'eau, l'air des beaux soirs d'été. Je l'entendais, dans l'intervalle de ces bruits, qui disait:
—Ce petit Charron... Hein? C'est un gaillard!... Il sait ce que c'est que l'acier...
Deux femmes, en longues manies noires, passèrent près de nous, avec des pas feutrés, silencieuses comme des vols de chauves-souris... D'où venaient-elles?... Où allaient-elles?... Était-ce même des femmes?... N'était-ce pas plutôt des âmes, des âmes anciennes, les âmes nocturnes de tout ce passé?... Je vis leurs manteaux se fondre dans la nuit...
M. Schwab ne les avait pas regardées... Il poursuivait:
—Vous savez... en Amérique... ce petit Charron, il serait roi aussi... roi de l'automobile...
Et alors, au loin, très loin, ce fut comme un son de cloche, un tout petit son de cloche, d'un timbre unique, sans vibration prolongée, un son pareil au chant si joli, si mélancolique du crapaud, dans les jardins étouffants d'août... Puis d'autres sons de cloche, aussi lointains, à l'est, à l'ouest, se répondirent... Je crus voir des intérieurs de couvents, des cloîtres, des visages blêmes sous des voiles, des mains jointes, des cierges... Et, près de moi, une voix que je n'écoutais plus, et dont il ne me venait que des paroles coupées par le silence que ces petits sons de cloche, là-bas, partout, rendaient si émouvant, si mystérieux, une voix disait:
—Carburateur... boîte de vitesse... boîte d'embrayage... magnéto... acier... acier... acier... acier...
Et ce moi «trust... trust... trust...» qui vibrait, me chatouillait, m'agaçait l'oreille, comme un bourdonnement d'insecte:
—Pruut... Pruut... Pruut!...
Nous ne rentrâmes que fort tard à l'hôtel.
J'ai pensé que cela vous amuserait de savoir que vous aviez préoccupé l'esprit d'un homme tel que M. Schwab, au point que, dans un soir calme de Hollande, parmi le décor d'une vieille ville, illustrée de tant de souvenirs et qui, depuis Guillaume le Taciturne, n'a guère changé, il vous ait sacré Roi de l'Automobile!...
OCTAVE MIRBEAU.
LA 628-E8
LE DÉPART
Avis au lecteur.
Voici donc le Journal de ce voyage en automobile à travers un peu de la France, de la Belgique, de la Hollande, de l'Allemagne, et, surtout, à travers un peu de moi-même.
Est-ce bien un journal? Est-ce même un voyage?
N'est-ce pas plutôt des rêves, des rêveries, des souvenirs, des impressions, des récits, qui, le plus souvent, n'ont aucun rapport, aucun lien visible avec les pays visités, et que font naître ou renaître, en moi, tout simplement, une figure rencontrée, un paysage entrevu, une voix que j'ai cru entendre chanter ou pleurer dans le vent? Mais est-il certain que j'aie réellement entendu cette voix, que cette figure, qui me rappela tant de choses joyeuses ou mélancoliques, je l'aie vraiment rencontrée quelque part; et que j'aie vu, ici ou là, de mes yeux vu, ce paysage, à qui je dois telles pages d'un si brusque lyrisme, et qui, tout à coup,—par suite de quelles associations d'idées?—me fit songer au botanisme académique de M. André Theuriet?
Il y a des moments où, le plus sérieusement du monde, je me demande quelle est, en tout ceci, la part du rêve, et quelle, la part de la réalité. Je n'en sais rien. L'automobile a cela d'affolant qu'on n'en sait rien, qu'on n'en peut rien savoir. L'automobile, c'est le caprice, la fantaisie, l'incohérence, l'oubli de tout... On part pour Bordeaux et—comment?... pourquoi?—le soir, on est à Lille. D'ailleurs, Lille ou Bordeaux, Florence ou Berlin, Buda-Pesth ou Madrid, Montpellier ou Pontarlier..., qu'est-ce que cela fait?...
L'automobile, c'est aussi la déformation de la vitesse, le continuel rebondissement sur soi-même, c'est le vertige.
Quand, après une course de douze heures, on descend de l'auto, on est comme le malade tombé en syncope et qui, lentement, reprend contact avec le monde extérieur. Les objets vous paraissent encore animés d'étranges grimaces et de mouvements désordonnés... Ce n'est que, peu à peu, qu'ils reprennent leur forme, leur place, leur équilibre. Vos oreilles bourdonnent, comme envahies par des milliers d'insectes aux élytres sonores. Il semble que vos paupières se lèvent avec effort sur la vie, comme un rideau de théâtre sur la scène qui s'illumine... Que s'est-il donc passé?... On n'a que le souvenir, ou plutôt la sensation très vague, d'avoir traversé des espaces vides, des blancheurs infinies, où dansaient, se tordaient des multitudes de petites langues de feu... Il faut se secouer, se tâter, taper du pied sur le sol, pour s'apercevoir que votre talon pose sur quelque chose de dur, de solide, et qu'il y a autour de vous, devant vous, des maisons, des boutiques, des gens qui passent, qui parlent, qui s'empressent... On ne se ressaisit bien que le soir, tard, après dîner. Encore, vous reste-t-il une sorte d'agitation nerveuse qui décuplera et grossira vos rêves de la nuit.
—Alors, me direz-vous, c'est le journal d'un malade, d'un fou, que vous allez nous donner?
Hélas!..., cher monsieur Thureau-Dangin, quel homme—même parmi ceux qui ont le moins de génie—peut se vanter de n'être ni fou, ni malade?
Au gré de souvenirs qui ne sont peut-être que des rêves, et de rêves qui ne sont peut-être que des impressions réelles, il est possible, après tout, que je vous mène de Cologne à Rotterdam, de Rotterdam à Hambourg, de Hambourg à Anvers, d'Anvers à Delft, de Delft au Helder, du Helder à Brême et à Düsseldorf, et que, pour arriver à ces différentes étapes, nous passions par l'Amérique, la Russie, la Chine, les lacs d'Afrique, les montagnes glacées des solitudes polaires. Mais ne vous y fiez point. En tout cas, n'attendez pas de moi des renseignements historiques, géographiques, politiques, économiques, statistiques, des documents parlementaires, édilitaires, militaires, universitaires, judiciaires... Non que je les méprise, croyez-le bien... Mais où et comment eussè-je pu les recueillir? Il faut habiter un pays, vivre parmi ses institutions, ses usages quotidiens, ses mœurs et ses modes, pour en sentir les bienfaits ou les outrages... Or, je n'ai pu que rouler sur ses routes, comme un boulet sur la courbe de sa trajectoire.
Que les démographes et les sociologues laissent donc ici toute espérance! Je n'ai point la prétention de leur offrir un ouvrage sérieux et copieux, comparatif de l'état des peuples, énumérateur de leurs richesses, annonciateur de leurs destinées, et qui—pour peu qu'en plus de ces connaissances respectables et chimériques je connusse intimement la concierge ou la