L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche. Miguel de Cervantes Saavedra

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L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche - Miguel de Cervantes Saavedra

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des blessures qu'il avait reçues dans le combat. Là-dessus il buvait un grand pot d'eau froide, disant que c'était un précieux breuvage apporté par un enchanteur de ses amis. Hélas! je me taisais, de peur qu'on ne pensât que mon oncle avait perdu l'esprit, et c'est moi qui suis la cause de son malheur pour ne pas avoir parlé plus tôt, car vous y auriez porté remède, et tous ces maudits livres seraient brûlés depuis longtemps comme autant d'hérétiques.

      C'est vrai, dit le curé; et le jour de demain ne se passera pas sans qu'il en soit fait bonne justice: ils ont perdu le meilleur de mes amis; mais je fais serment qu'à l'avenir ils ne feront de mal à personne.

      Tout cela était dit si haut que don Quichotte et le laboureur, qui entraient en ce moment, l'entendirent; aussi ce dernier ne doutant plus de la maladie de son voisin, se mit à crier à tue-tête: Ouvrez au marquis de Mantoue et au seigneur Baudouin, qui revient grièvement blessé; ouvrez au seigneur maure Abendarraez, que le vaillant Rodrigue de Narvaez, gouverneur d'Antequerra, amène prisonnier!

      On s'empressa d'ouvrir la porte; le curé et le barbier, reconnaissant leur ami, la nièce son oncle, et la gouvernante son maître, accoururent pour l'embrasser.

      Arrêtez, dit froidement don Quichotte, qui n'avait pu encore descendre de son âne; je ne suis blessé que par la faute de mon cheval. Qu'on me porte au lit, et s'il se peut, qu'on fasse venir la sage Urgande pour me panser.

      Eh bien! s'écria la gouvernante, n'avais-je pas deviné de quel pied clochait notre maître? Entrez, seigneur, entrez, et laissez là votre Urgande; nous vous guérirons bien sans elle. Maudits soient les chiens de livres qui vous ont mis en ce bel état!

      On porta notre chevalier dans son lit; et comme on cherchait ses blessures sans en trouver aucune: Je ne suis pas blessé, leur dit-il; je ne suis que meurtri, parce que mon cheval s'est abattu sous moi tandis que j'étais aux prises avec dix géants, les plus monstrueux et les plus farouches qui puissent jamais se rencontrer.

      Bon, dit le curé, voilà les géants en danse. Par mon saint patron! il n'en restera pas un seul demain avant la nuit.

      Ils adressèrent mille questions à don Quichotte, mais à toutes il ne faisait qu'une seule réponse: c'était qu'on lui donnât à manger et qu'on le laissât dormir, deux choses dont il avait grand besoin. On s'empressa de le satisfaire. Le curé s'informa ensuite de quelle manière le laboureur l'avait rencontré. Celui-ci raconta tout, sans oublier aucune des extravagances de notre héros, soit lorsqu'il l'avait trouvé étendu sur le chemin, soit pendant qu'il le ramenait sur son âne.

      Le lendemain, le curé n'en fut que plus empressé à mettre son projet à exécution; il fit appeler maître Nicolas, et tous deux se rendirent à la maison de don Quichotte.

       DE LA GRANDE ET AGRÉABLE ENQUÊTE QUE FIRENT LE CURÉ ET LE BARBIER DANS LA BIBLIOTHÈQUE DE NOTRE CHEVALIER

       Table des matières

      Notre héros dormait encore quand le curé et le barbier vinrent demander à sa nièce la clef de la chambre où étaient les livres, source de tout le mal. Elle la leur donna de bon cœur, et ils entrèrent accompagnés de la gouvernante. Là se trouvaient plus de cent gros volumes, tous bien reliés, et un certain nombre en petit format. A peine la gouvernante les eut-elle aperçus, que, sortant brusquement, et rapportant bientôt après un vase rempli d'eau bénite: Tenez, seigneur licencié, dit-elle au curé, arrosez partout cette chambre, de peur que les maudits enchanteurs, dont ces livres sont pleins, ne viennent nous ensorceler, pour nous punir de vouloir les chasser de ce monde.

      Le curé sourit en disant au barbier de lui donner les livres les uns après les autres, pour savoir de quoi ils traitaient, parce qu'il pouvait s'en trouver qui ne méritassent pas la peine du feu.

      Non, non, dit la nièce, n'en épargnez aucun; tous ils ont fait du mal. Il faut les jeter par la fenêtre et les amonceler au milieu de la cour, afin de les brûler d'un seul coup, ou plutôt les porter dans la basse-cour, et dresser là un bûcher pour n'être pas incommodé par la fumée.

      La gouvernante fut de cet avis; mais le curé voulut connaître au moins le titre des livres.

      Le premier que lui passa maître Nicolas était Amadis de Gaule.

      Oh! oh! s'écria le curé, on prétend que c'est le premier livre de chevalerie imprimé en notre Espagne, et qu'il a servi de modèle à tous les autres; je conclus à ce qu'il soit condamné au feu, comme chef d'une si détestable secte.

      Grâce pour lui, reprit le barbier; car bien des gens assurent que c'est le meilleur livre que nous ayons en ce genre. Comme modèle, du moins, il mérite qu'on lui pardonne.

      Pour l'heure, dit le curé, on lui fait grâce. Voyons ce qui suit.

      Ce sont, reprit le barbier, les Prouesses d'Esplandian, fils légitime d'Amadis de Gaule.

      Le fils n'approche pas du père, dit le curé; tenez, dame gouvernante, ouvrez cette fenêtre, et jetez-le dans la cour: il servira de fond au bûcher que nous allons dresser.

      La gouvernante s'empressa d'obéir, et Esplandian s'en alla dans la cour attendre le supplice qu'il méritait.

      Passons, continua le curé.

      Voici Amadis de Grèce, dit maître Nicolas, et je crois que tous ceux de cette rangée sont de la même famille.

      Qu'ils prennent le chemin de la cour, reprit le curé; car, plutôt que d'épargner la reine Pintiquiniestre et le berger Danirel, avec tous leurs propos quintessenciés, je crois que je brûlerais avec eux mon propre père, s'il se présentait sous la figure d'un chevalier errant.

      C'est mon avis, dit le barbier.

      C'est aussi le mien, ajouta la nièce.

      Puisqu'il en est ainsi, dit la gouvernante, qu'ils aillent trouver leurs compagnons! Et, sans prendre la peine de descendre, elle les jeta pêle-mêle par la fenêtre.

      Quel est ce gros volume? demanda le curé.

      Don Olivantes de Laura, répondit maître Nicolas.

      Il est du même auteur que le Jardin de Flore, reprit le curé, mais je ne saurais dire lequel des deux est le moins menteur; dans tous les cas, celui-ci s'en ira dans la cour à cause des extravagances dont il regorge.

      Cet autre est Florismars d'Hircanie, dit le barbier.

      Quoi! le seigneur Florismars est ici? s'écria le curé; eh bien, qu'il se dépêche de suivre les autres, en dépit de son étrange naissance et de ses incroyables aventures. La rudesse et la pauvreté de son style ne méritent pas un meilleur traitement.

      Voici le Chevalier Platir, dit maître Nicolas.

      C'est un vieux livre fort insipide, reprit le curé, et qui ne contient rien qui lui mérite d'être épargné: à la cour! dame gouvernante, et qu'il n'en soit plus question!

      On ouvrit un autre livre; il avait pour titre: le Chevalier de la Croix. Un nom si saint devrait lui faire trouver

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