L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche. Miguel de Cervantes Saavedra

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L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche - Miguel de Cervantes Saavedra

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le Miroir de la Chevalerie, dit le barbier.

      Ah! ah! j'ai l'honneur de le connaître, reprit le curé. Nous avons là Renaud de Montauban avec ses bons amis et compagnons, tous plus voleurs que Cacus, et les douze pairs de France, et le véridique historien Turpin. Si vous m'en croyez, nous ne les condamnerons qu'à un bannissement perpétuel, par ce motif qu'ils ont inspiré Matéo Boyardo, que le célèbre Arioste n'a pas dédaigné d'imiter[22]. Quant à ce dernier, si je le rencontre ici parlant une autre langue que la sienne, qu'il ne s'attende à aucune pitié; mais s'il parle son idiome natal, accueillons-le avec toutes sortes d'égards.

      Moi, je l'ai en italien, dit le barbier, mais je ne l'entends point.

      Plût à Dieu, reprit le curé, que ne l'eût pas entendu davantage certain capitaine[23] qui, pour introduire l'Arioste en Espagne, a pris la peine de l'habiller en castillan, car il lui a ôté bien de son prix. Il en sera de même de toutes les traductions d'ouvrages en vers; jamais on ne peut conserver les grâces de l'original, quelque talent qu'on y apporte. Pour celui-ci et tous ceux qui parlent des choses de France, je suis d'avis qu'on les garde en lieu sûr; nous verrons plus à loisir ce qu'il faudra en faire. J'en excepte pourtant un certain Bernard de Carpio qui doit se trouver par ici, et un autre appelé Roncevaux; car, s'ils tombent sous ma main, ils passeront bientôt par celles de la gouvernante.

      De tout cela, maître Nicolas demeura d'accord sur la foi du curé, qu'il connaissait homme de bien et si grand ami de la vérité, que pour tous les trésors du monde il n'aurait pas voulu la trahir. Il ouvrit deux autres livres: l'un était Palmerin d'Olive, et l'autre Palmerin d'Angleterre.

      Qu'on brûle cette olive, dit le curé, et qu'on en jette les cendres au vent; mais conservons cette palme d'Angleterre comme un ouvrage unique, et donnons-lui une cassette non moins précieuse que celle trouvée par Alexandre dans les dépouilles de Darius, et qu'il destina à renfermer les œuvres d'Homère. Ce livre, seigneur compère, est doublement recommandable: d'abord il est excellent en lui-même, de plus il passe pour être l'œuvre d'un roi de Portugal, savant autant qu'ingénieux. Toutes les aventures du château de Miraguarda sont fort bien imaginées et pleines d'art; le style est aisé et pur; l'auteur s'est attaché à respecter les convenances, et a pris soin de conserver les caractères: ainsi donc, maître Nicolas, sauf votre avis, que ce livre et l'Amadis de Gaule soient exemptés du feu. Quant aux autres, qu'ils périssent à l'instant même.

      Paris, S. Raçon, et Cie, imp.

      Furne, Jouvet et Cie, édit.

      Elle jeta les livres pêle-mêle par la fenêtre (p. 24).

      Arrêtez, arrêtez, s'écria le barbier, voici le fameux Don Belianis.

      Don Belianis! reprit le curé; ses seconde, troisième et quatrième parties auraient grand besoin d'un peu de rhubarbe pour purger la bile qui agite l'auteur; cependant, en retranchant son Château de la Renommée et tant d'autres impertinences, on peut lui donner quelque répit, et, selon qu'il se sera corrigé, on lui fera justice. Mais, en attendant, gardez-le chez vous, compère, et ne souffrez pas que personne le lise. Puis, sans prolonger l'examen, il dit à la gouvernante de prendre les autres grands volumes, et de les jeter dans la cour.

      Celle-ci, qui aurait brûlé tous les livres du monde, ne se le fit pas dire deux fois, et elle en saisit un grand nombre pour les jeter par la fenêtre; mais elle en avait tant pris à la fois, qu'il en tomba un aux pieds du barbier qui voulut voir ce que c'était; en l'ouvrant, il lut au titre: Histoire du fameux Tirant-le-Blanc.

      Comment! s'écria le curé, vous avez là Tirant-le-Blanc? Donnez-le vite, seigneur compère, car c'est un trésor d'allégresse et une source de divertissement! C'est là qu'on rencontre le chevalier Kyrie Eleison de Montalban et Thomas de Montalban, son frère, avec le chevalier de Fonseca; le combat du valeureux Detriant contre le dogue; les finesses de la demoiselle Plaisir de ma vie; les amours et les ruses de la veuve Tranquille, et l'impératrice amoureuse de son écuyer. C'est pour le style le meilleur livre du monde: les chevaliers y mangent, y dorment, y meurent dans leur lit après avoir fait leur testament, et mille autres choses qui ne se rencontrent guère dans les livres de cette espèce; et pourtant celui qui l'a composé aurait bien mérité, pour avoir dit volontairement tant de sottises, qu'on l'envoyât ramer aux galères le reste de ses jours. Emportez ce livre chez vous, lisez-le, et vous verrez si tout ce que j'en dis n'est pas vrai.

      Vous serez obéi, dit le barbier; mais que ferons-nous de tous ces petits volumes qui restent?

      Ceux-ci, répondit le curé, ne doivent pas être des livres de chevalerie, mais de poésie; et le premier qu'il ouvrit était la Diane de Montemayor. Ils ne méritent pas le feu, ajouta-t-il, parce qu'ils ne produiront jamais les désordres qu'ont causés les livres de chevalerie; ils ne s'écartent point des règles du bon sens, et personne ne court risque de perdre l'esprit en les lisant.

      Ah! seigneur licencié! s'écria la nièce, vous pouvez bien les envoyer avec les autres; car si mon oncle vient à guérir de sa fièvre de chevalerie errante, il est capable en lisant ces maudits livres de vouloir se faire berger, et de se mettre à courir les bois et les prés, chantant et jouant du flageolet, ou, ce qui serait pis encore, de se faire poëte: maladie contagieuse et surtout, dit-on, incurable.

      Cette fille a raison, dit le curé; il est bon d'ôter à notre ami une occasion de rechute. Commençons donc par la Diane de Montemayor. Je ne suis pourtant pas d'avis qu'on la jette au feu; car en se contentant de supprimer ce qui traite de la sage Félicie et de l'eau enchantée, c'est-à-dire presque tous les vers, on peut lui laisser, à cause de sa prose, l'honneur d'être le premier entre ces sortes d'ouvrages.

      Voici la Diane, appelée la seconde, du Salmentin, dit le barbier; puis une autre dont l'auteur est Gilles Pol.

      Que celle du Salmentin augmente le nombre des condamnés, reprit le curé; mais gardons la Diane de Gilles Pol, comme si Apollon lui-même en était l'auteur. Passons outre, seigneur compère, ajouta-t-il, et dépêchons, car il se fait tard.

      Voici les dix livres de la Fortune d'amour, composés par Antoine de l'Ofrase, poëte de Sardaigne, dit le barbier.

      Par les ordres que j'ai reçus! reprit le curé, depuis qu'on parle d'Apollon et des Muses, en un mot depuis qu'il y a des poëtes, il n'a point été composé un plus agréable ouvrage que celui-ci, et quiconque ne l'a point lu peut dire qu'il n'a jamais rien lu d'amusant. Donnez-le-moi, seigneur compère; aussi bien je le préfère à une soutane du meilleur taffetas de Florence.

      Ceux qui suivent, continua le barbier, sont le Berger d'Ibérie, les Nymphes d'Hénarès et le Remède à la jalousie.

      Livrez tout cela à la gouvernante, dit le curé; et qu'on ne m'en demande pas la raison, car nous n'aurions jamais fini.

      Et le Berger de Philida? dit le barbier.

      Oh! ce n'est point un berger, reprit le curé, mais un sage et ingénieux courtisan qu'il faut garder comme une relique.

      Et ce gros volume, intitulé Trésor des poésies diverses? dit maître Nicolas.

      S'il y en

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