L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche. Miguel de Cervantes Saavedra

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L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche - Miguel de Cervantes Saavedra

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leurs repas habituels étaient des mets rustiques comme ceux que tu m'offres en ce moment. Cela me suffit, ami Sancho; cesse donc de t'affliger, et surtout n'essaye pas de transformer le monde, ni de changer les antiques coutumes de la chevalerie errante.

      Il faut me pardonner, répliqua Sancho, si ne sachant ni lire ni écrire (je l'ai déjà dit à Votre Grâce), j'ignore les règles de la chevalerie; mais, à l'avenir, le bissac sera fourni de fruits secs pour vous, qui êtes chevalier; et comme je n'ai pas cet honneur, j'aurai soin de le garnir pour moi de quelque chose de plus nourrissant.

      Je n'ai pas dit, répliqua don Quichotte, que les chevaliers errants devaient ne manger que des fruits, j'ai dit qu'ils en faisaient leur nourriture habituelle; ils y joignaient encore quelques herbes des champs, qu'ils savaient fort bien reconnaître et que je saurai distinguer également.

      C'est une grande vertu que de connaître ces herbes, repartit Sancho, et si je ne m'abuse, nous aurons plus d'une occasion de mettre cette connaissance à profit. Pour l'instant, voici ce que Dieu nous envoie, ajouta-t-il; et tirant les vivres du bissac, tous deux se mirent à manger d'un égal appétit.

      Ils eurent bientôt achevé leur frugal repas, et reprirent leurs montures afin d'atteindre une habitation avant la chute du jour; mais le soleil venant à leur manquer, et, avec lui, l'espérance de trouver ce qu'ils cherchaient, il s'arrêtèrent auprès de quelques huttes de chevriers pour y passer la nuit. Autant Sancho s'affligeait de n'être pas à l'abri dans quelque bon village, autant don Quichotte fut heureux de dormir à la belle étoile, se figurant que tout ce qui lui arrivait de la sorte prouvait une fois de plus sa vocation de chevalier errant.

       DE CE QUI ARRIVA A DON QUICHOTTE AVEC LES CHEVRIERS

       Table des matières

      Notre héros prit place au milieu d'eux; quant à Sancho, il se plaça debout derrière son maître, prêt à lui verser à boire dans une coupe qui n'était pas de cristal, mais de corne. En le voyant rester debout: Ami, lui dit don Quichotte, afin que tu connaisses toute l'excellence de la chevalerie errante, et que tu saches combien ceux qui en font profession, n'importe à quel degré, ont droit d'être estimés et honorés dans le monde, je veux qu'ici, en compagnie de ces braves gens, tu prennes place à mon côté, pour ne faire qu'un avec moi, qui suis ton seigneur et ton maître, et que mangeant au même plat, buvant dans ma coupe, on puisse dire de la chevalerie errante ce qu'on dit de l'amour: qu'elle nous fait tous égaux.

      Grand merci, répondit Sancho; mais je le dis à Votre Grâce, pourvu que j'aie de quoi manger, je préfère être seul et debout, qu'assis à côté d'un empereur. Je savoure bien mieux, dans un coin tout à mon aise, ce qu'on me donne, ne fût-ce qu'un oignon sur du pain, que les fines poulardes de ces tables où il faut mâcher lentement, boire à petits coups, s'essuyer la bouche à chaque morceau, sans oser tousser ni éternuer, quelque envie qu'on en ait, ni enfin prendre ces autres licences qu'autorisent la solitude et la liberté. Ainsi donc, monseigneur, ces honneurs que Votre Grâce veut m'accorder comme à son écuyer, je suis prêt à les convertir en choses qui me soient de plus de profit, car ces honneurs dont je vous suis bien reconnaissant, j'y renonce à jamais.

      Fais ce que je t'ordonne, repartit don Quichotte: Dieu élève celui qui s'humilie. Et prenant Sancho par le bras, il le fit asseoir à son côté.

      Les chevriers ne comprenaient rien à tout cela, et continuaient de manger en silence, regardant leurs hôtes, qui, d'un grand appétit, avalaient des morceaux gros comme le poing. Après les viandes, on servit des glands doux avec une moitié de fromage plus dur que du ciment. Pendant ce temps, la corne à boire ne cessait d'aller et de venir à la ronde, tantôt pleine, tantôt vide, comme les pots de la roue à chapelet[31], si bien que des deux outres qui étaient là, l'une fut entièrement mise à sec.

      Quand don Quichotte eut satisfait son appétit, il prit dans sa main une poignée de glands, puis après les avoir quelque temps considérés en silence: Heureux siècle, s'écria-t-il, âge fortuné, auquel nos ancêtres donnèrent le nom d'âge d'or, non pas que ce métal, si estimé dans notre siècle de fer, se recueillît sans peine à cette époque privilégiée, mais parce que ceux qui vivaient alors ignoraient ces deux funestes mots de TIEN et de MIEN. En ce saint âge, toutes choses étaient communes. Afin de se procurer l'ordinaire soutien de la vie, on n'avait qu'à étendre la main pour cueillir aux branches des robustes chênes les fruits savoureux qui se présentaient libéralement à tous. Les claires fontaines et les fleuves rapides offraient en abondance leurs eaux limpides et délicieuses. Dans le creux des arbres et dans les fentes des rochers, les diligentes abeilles établissaient sans crainte leur république, abandonnant au premier venu l'agréable produit de leur doux labeur. Alors les liéges vigoureux se dépouillaient eux-mêmes, et leurs larges écorces suffisaient à couvrir les cabanes élevées sur des poteaux rustiques. Partout régnaient la concorde, la paix, l'amitié. Le soc aigu de la pesante charrue ne s'était pas encore enhardi à ouvrir les entrailles de notre première mère, dont le sein fertile satisfaisait sans effort à la nourriture et aux plaisirs de ses enfants. Alors les belles et naïves bergères couraient de vallée en vallée, de colline en colline, la tête nue, les cheveux tressés, sans autre vêtement que celui que la pudeur exige: ni la soie façonnée de mille manières, ni la pourpre de Tyr, ne composaient leurs simples atours; des plantes mêlées au lierre leur suffisaient, et elles se croyaient mieux parées de ces ornements naturels que ne le sont nos grandes dames avec les inventions merveilleuses que leur enseigne l'oisive curiosité. Alors les tendres mouvements du cœur se montraient simplement, sans chercher, pour s'exprimer, d'artificieuses paroles. Alors, la fraude, le mensonge n'altéraient point la franchise et la vérité; la justice régnait seule, sans crainte d'être égarée par la faveur et l'intérêt qui l'assiégent aujourd'hui, car la loi du bon plaisir ne s'était pas encore emparée de l'esprit du juge, et il n'y avait personne qui jugeât ni qui fût jugé. Les jeunes filles, je le répète, allaient en tous lieux seules et maîtresses d'elles-mêmes, sans avoir à craindre les propos effrontés ou les desseins criminels. Quand elles cédaient, c'était à leur seul penchant et de leur libre volonté; tandis qu'aujourd'hui, dans ce siècle détestable, aucune n'est en sûreté, fût-elle cachée dans un nouveau labyrinthe de Crète; partout pénètrent les soins empressés d'une galanterie maudite, qui les fait succomber malgré leur retenue. C'est pour remédier à tous ces maux que, dans la suite des temps, la corruption croissant avec eux, fut institué l'ordre des Chevaliers errants, défenseurs des vierges, protecteurs des veuves, appuis des orphelins et des malheureux. J'exerce cette noble profession, mes bons amis, et c'est à un chevalier errant et à son écuyer que vous avez fait le gracieux accueil dont je vous remercie de tout mon cœur; et, bien qu'en vertu de la simple loi naturelle chacun soit tenu de vous imiter, comme vous l'avez fait sans me connaître, il est juste que je vous en témoigne ma reconnaissance.

      Cette interminable harangue, dont il aurait fort bien pu se dispenser, don Quichotte ne l'avait débitée que parce qu'en lui rappelant l'âge d'or, les glands avaient fourni à sa fantaisie l'occasion de s'adresser aux chevriers qui, sans répondre un mot, restaient tout ébahis à l'écouter. Sancho gardait aussi le silence,

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