L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche. Miguel de Cervantes Saavedra
Чтение книги онлайн.
Читать онлайн книгу L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche - Miguel de Cervantes Saavedra страница 24
CHAPITRE XIII
OU SE TERMINE L'HISTOIRE DE LA BERGÈRE MARCELLE AVEC D'AUTRES ÉVÉNEMENTS
L'aurore commençait à paraître aux balcons de l'Orient quand les chevriers se levèrent et vinrent réveiller don Quichotte, en lui demandant s'il était toujours dans l'intention de se rendre à l'enterrement de Chrysostome, ajoutant qu'ils lui feraient compagnie. Notre chevalier, qui ne demandait pas mieux, ordonna à son écuyer de seller Rossinante, et de tenir son âne prêt. Sancho obéit avec empressement, et toute la troupe se mit en chemin.
Paris, S. Raçon, et Cie, imp.
Furne, Jouvet et Cie, édit.
Plus de vingt hêtres portent gravés sur l'écorce le nom de Marcelle (p. 48).
Ils n'eurent pas fait un quart de lieue, qu'à la croisière d'un sentier ils rencontrèrent six bergers vêtus de peaux noires, la tête couronnée de cyprès et de laurier-rose; tous tenaient à la main un bâton de houx. Après eux venaient deux gentilshommes à cheval, suivis de trois valets à pied. En s'abordant les deux troupes se saluèrent avec courtoisie, et voyant qu'ils se dirigeaient vers le même endroit, ils se mirent à cheminer de compagnie.
Un des cavaliers, s'adressant à son compagnon, lui dit: Seigneur Vivaldo, je crois que nous n'aurons pas à regretter le retard que va nous occasionner cette cérémonie; car elle doit être fort intéressante, d'après les choses étranges que ces bergers racontent aussi bien du berger défunt que de la bergère homicide.
Je le crois comme vous, reprit Vivaldo, et je retarderais mon voyage, non d'un jour, mais de quatre, pour en être témoin.
Don Quichotte leur ayant demandé ce qu'ils savaient de Chrysostome et de Marcelle, l'autre cavalier répondit que, rencontrant les bergers dans un si lugubre équipage, ils avaient voulu en connaître la cause; et que l'un d'eux leur avait raconté l'histoire de cette bergère appelée Marcelle, aussi belle que bizarre, les amours de ses nombreux prétendants, et la mort de ce Chrysostome à l'enterrement duquel ils se rendaient. Bref, il répéta à don Quichotte tout ce que Pedro lui avait appris.
A cet entretien en succéda bientôt un autre. Celui des cavaliers qui avait nom Vivaldo demanda à notre chevalier pourquoi, en pleine paix et dans un pays si tranquille, il voyageait si bien armé.
La profession que j'exerce et les vœux que j'ai faits, répondit don Quichotte, ne me permettent pas d'aller autrement: le loisir et la mollesse sont le partage des courtisans, mais les armes, les fatigues et les veilles reviennent de droit à ceux que le monde appelle chevaliers errants, et parmi lesquels j'ai l'honneur d'être compté, quoique indigne et le moindre de tous.
En l'entendant parler de la sorte, chacun le tint pour fou; mais afin de mieux s'en assurer encore, et de savoir quelle était cette folie d'une espèce si nouvelle, Vivaldo lui demanda ce qu'il entendait par chevaliers errants.
Vos Grâces, répondit don Quichotte, connaissent sans doute ces chroniques d'Angleterre qui parlent si souvent des exploits de cet Arthur, que nous autres Castillans appelons Artus, et dont une antique tradition, acceptée de toute la Grande-Bretagne, rapporte qu'il ne mourut pas, mais fut changé en corbeau par l'art des enchanteurs (ce qui fait qu'aucun Anglais depuis n'a tué de corbeau); qu'un jour cet Arthur reprendra sa couronne et son sceptre? Eh bien, c'est au temps de ce bon roi que fut institué le fameux ordre des chevaliers de la Table ronde, et qu'eurent lieu les amours de Lancelot du Lac et de la reine Genièvre, qui avait pour confidente cette respectable duègne Quintagnone. Nous avons sur ce sujet une romance populaire dans notre Espagne:
Onc chevalier ne fut sur terre
De dame si bien accueilli,
Que Lancelot s'en vit servi
Quand il revenait d'Angleterre.
Depuis lors, cet ordre de chevalerie s'est étendu et développé par toute la terre, et l'on a vu s'y rendre célèbres par leurs hauts faits Amadis de Gaule et ses descendants jusqu'à la cinquième génération, le vaillant Félix-Mars d'Hircanie, ce fameux Tirant le Blanc, et enfin l'invincible don Bélianis de Grèce, qui s'est fait connaître presque de nos jours. Voilà, seigneurs, ce qu'on appelle les chevaliers errants et la chevalerie errante; ordre dans lequel, quoique pécheur, j'ai fait profession, comme je vous l'ai dit, et dont je m'efforce de pratiquer les devoirs à l'exemple de mes illustres modèles des temps passés. Cela doit vous expliquer pourquoi je parcours ces déserts, cherchant les aventures avec la ferme résolution d'affronter même la plus périlleuse, dès qu'il s'agira de secourir l'innocence et le malheur.
Ce discours acheva de convaincre les voyageurs de la folie de notre héros, et de la nature de son égarement. Vivaldo, dont l'humeur était enjouée, désirant égayer le reste du chemin, voulut lui fournir l'occasion de poursuivre ses extravagants propos. Seigneur chevalier, lui dit-il, Votre Grâce me paraît avoir fait profession dans un des ordres les plus rigoureux qu'il y ait en ce monde; je crois même que la règle des chartreux n'est pas aussi austère.
Aussi austère, cela est possible, répondit don Quichotte, mais aussi utile à l'humanité, c'est ce que je suis à deux doigts de mettre en doute; car, pour dire mon sentiment, ces pieux solitaires dont vous parlez, semblables à des soldats qui exécutent les ordres de leur capitaine, n'ont rien autre chose à faire qu'à prier Dieu tranquillement, lui demandant les biens de la terre. Nous, au contraire, à la fois soldats et chevaliers, pendant qu'ils prient, nous agissons, et ce bien qu'ils se contentent d'appeler de leurs vœux, nous l'accomplissons par la valeur de nos bras et le tranchant de nos épées, non point à l'abri des injures du temps, mais à ciel ouvert et en butte aux dévorants rayons du soleil d'été ou aux glaces hérissées de l'hiver. Nous sommes donc les ministres de Dieu sur la terre, les instruments de sa volonté et de sa justice. Or, les choses de la guerre et toutes celles qui en dépendent ne pouvant s'exécuter qu'à force de travail, de sueur et de sang, quiconque suit la carrière des armes accomplit, sans contredit, une œuvre plus grande et plus laborieuse que celui qui, exempt de tout souci et de tout danger, se borne à prier Dieu pour les faibles et les malheureux. Je ne prétends pas dire que l'état de chevalier errant soit aussi saint que celui de moine cloîtré; je veux seulement inférer des fatigues et des privations que j'endure, que ma profession est plus pénible, plus remplie de misères, enfin, qu'on y est plus exposé à la faim, à la soif, à la nudité, à la vermine. Nos illustres modèles des siècles passés ont enduré toutes ces souffrances, et si parmi eux quelques-uns se sont élevés jusqu'au trône, certes il leur en a coûté assez de sueur et de sang. Encore, pour y arriver, ont-ils eu souvent besoin d'être protégés par des enchanteurs, sans quoi ils auraient été frustrés de leurs travaux et déçus dans leurs espérances.
D'accord, répliqua le voyageur; mais une chose qui, parmi beaucoup d'autres m'a toujours choqué chez les chevaliers errants, c'est qu'au moment d'affronter une périlleuse entreprise, on ne les voit point avoir recours à Dieu, ainsi que tout bon chrétien doit le faire en pareil cas, mais seulement s'adresser à leur maîtresse