L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche. Miguel de Cervantes Saavedra
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Читать онлайн книгу L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche - Miguel de Cervantes Saavedra страница 29
Puisque de pareilles disgrâces sont les revenus de la chevalerie, répliqua Sancho, dites-moi, je vous prie, seigneur, arrivent-elles tout le long de l'année, ou, seulement à époque fixe, comme les moissons? car après deux récoltes comme celle-ci, je ne pense pas que nous soyons en état d'en faire une troisième, à moins que le bon Dieu ne vienne à notre aide.
Apprends, Sancho, reprit don Quichotte, que pour être exposés à mille accidents fâcheux, les chevaliers errants n'en sont pas moins chaque jour et à toute heure en passe de devenir rois ou empereurs; et sans la douleur que je ressens, je te raconterais l'histoire de plusieurs d'entre eux qui, par la valeur de leurs bras, se sont élevés jusqu'au trône, quoiqu'ils n'aient pas été pour cela à l'abri des revers, car plusieurs sont tombés ensuite dans d'étranges disgrâces. Ainsi le grand Amadis de Gaule sévit un jour au pouvoir de l'enchanteur Archalaüs, son plus mortel ennemi, et l'on tient pour avéré que ce perfide nécromant, après l'avoir attaché à une colonne dans la cour de son château, lui donna de sa propre main deux cents coups d'étrivières avec les rênes de son cheval. Nous savons, par un auteur peu connu mais très-digne de foi, que le chevalier Phébus, ayant été pris traîtreusement dans une trappe qui s'enfonça sous ses pieds, fut jeté garrotté au fond d'un cachot, et que là on lui administra un de ces lavements composés d'eau de neige et de sable, qui le mit à deux doigts de la mort; et sans un grand enchanteur de ses amis qui vint le secourir dans ce pressant péril, c'en était fait du pauvre chevalier! Nous pouvons donc, ami Sancho, passer par les mêmes épreuves que ces nobles personnages, car ils endurèrent des affronts encore plus grands que ceux qui viennent de nous arriver. Tu sauras d'ailleurs que toute blessure, faite avec le premier instrument que le hasard met sous la main, n'a rien de déshonorant; et cela est écrit en termes exprès dans la loi sur le duel: «Si le cordonnier en frappe un autre avec la forme qu'il tient à la main, elle a beau être de bois, on ne dira pas pour cela que le bâtonné a reçu des coups de bâton.» Ce que j'en dis, c'est afin que tu ne croies pas que, pour avoir été roués de coups dans cette rencontre, nous ayons essuyé aucun outrage; car, à bien prendre, les armes dont se servaient ces hommes n'étaient pas tant des bâtons que des pieux, sans lesquels ils ne vont jamais, et pas un d'entre eux n'avait, ce me semble, dague, épée ou poignard.
Il prit envie à Rossinante d'aller trouver les cavales (p. 58).
Ils ne m'ont point donné le temps d'y regarder de si près, reprit Sancho; à peine eus-je mis au vent ma tisonne[37], qu'avec leurs gourdins ils me chatouillèrent si bien les épaules, que les yeux et les jambes me manquant à la fois, je tombai tout de mon long à l'endroit où je suis encore. Et pour dire la vérité ce qui me fâche ce n'est pas la pensée que ces coups de pieux soient un affront, mais bien la douleur qu'ils me causent et que je ne saurais ôter de ma mémoire, non plus que de dessus mes épaules.
Il n'est point de ressentiment que le temps n'efface, ni de douleur que la mort ne guérisse, dit don Quichotte.
Grand merci, répliqua Sancho; et qu'y a-t-il de pis qu'un mal auquel le temps seul peut remédier et dont on ne guérit que par la mort? Passe encore si notre mésaventure était de celles qu'on soulage avec une ou deux couples d'emplâtres; mais à peine si tout l'onguent d'un hôpital suffirait pour nous remettre sur nos pieds.
Laisse là ces vains discours, dit don Quichotte, et fais face à la mauvaise fortune. Voyons un peu comment se porte Rossinante, car le pauvre animal a eu, je crois, sa bonne part de l'orage.
Et pourquoi en serait-il exempt? reprit Sancho, est-il moins chevalier errant que les autres? Ce qui m'étonne, c'est de voir que mon âne en soit sorti sans qu'il lui en coûte seulement un poil, tandis qu'à nous trois il ne nous reste pas une côte entière.
Dans les plus grandes disgrâces, la fortune laisse toujours une porte ouverte pour en sortir, dit don Quichotte; et à défaut de Rossinante, ton grison servira pour me tirer d'ici et me porter dans quelque château où je puisse me faire panser de mes blessures. Je n'ai point, je te l'avoue, de répugnance pour une telle monture, car je me souviens d'avoir lu que le père nourricier du dieu Bacchus, le vieux Silène, chevauchait fort doucement sur un bel âne, quand il fit son entrée dans la ville aux cent portes.
Cela serait bon, répondit Sancho, si vous pouviez vous tenir comme lui; mais il y a une grande différence entre un homme à cheval et un homme couché en travers comme un sac de farine, car je ne pense pas qu'il soit possible à Votre Grâce d'aller autrement.
Je t'ai déjà dit que les blessures qui résultent des combats n'ont rien de déshonorant, reprit don Quichotte. Au reste, en voilà assez sur ce sujet; essaye seulement de te lever et place-moi comme tu pourras sur ton âne, puis tirons-nous d'ici avant que la nuit vienne nous surprendre.
Il me semble avoir entendu souvent dire à Votre Grâce, répliqua Sancho, que la coutume des chevaliers errants est de dormir à la belle étoile, et que passer la nuit au milieu des champs est pour eux une agréable aventure.
Ils en usent ainsi quand ils ne peuvent faire autrement, repartit don Quichotte, ou bien quand ils sont amoureux; et cela est si vrai, qu'on a vu tel chevalier passer deux ans entiers sur une roche, exposé à toutes les intempéries des saisons, sans que sa maîtresse en eût la moindre connaissance. Amadis fut de ce nombre, quand il prit le nom de Beau-Ténébreux, et se retira sur la Roche-Pauvre, où il passa huit ans ou huit mois, je ne me le rappelle pas au juste, le compte m'en est échappé. Quoi qu'il en soit, il est constant qu'il y demeura fort longtemps faisant pénitence pour je ne sais plus quel dédain de son Oriane. Mais laissons cela et dépêchons, de peur qu'une nouvelle disgrâce n'arrive à Rossinante.
Il faudrait avoir bien mauvaise chance, répliqua Sancho; puis, poussant trente hélas! soixante soupirs entremêlés de ouf! et de aïe! et proférant plus de cent malédictions contre ceux qui l'avaient amené là, il fit tant qu'à la fin il se mit sur ses pieds, demeurant toutefois à moitié chemin, courbé comme un arc, sans pouvoir achever de se redresser. Dans cette étrange posture, il lui fallut rattraper le grison qui profitant des libertés de cette journée, s'était écarté au loin, et se donnait à cœur joie du bien d'autrui. Son âne sellé, Sancho releva Rossinante, lequel, s'il avait eu une langue pour se plaindre, aurait tenu tête au maître et au valet. Enfin, après bien des efforts, Sancho parvint à placer don Quichotte en travers sur le bât; puis ayant attaché Rossinante à la queue de sa bête, il la prit par le licou et se dirigea du côté qu'il crut être le grand chemin.
Au bout d'une heure de marche, la fortune, de plus en plus favorable, leur fit découvrir une hôtellerie, que don Quichotte ne manqua pas de prendre pour un château. L'écuyer soutenait que c'était une hôtellerie, mais le maître s'obstinait à dire que c'était un château; et la querelle durait encore quand ils arrivèrent devant la porte, que Sancho franchit avec la caravane, sans plus d'informations.
CHAPITRE XVI
DE CE QUI ARRIVA A NOTRE CHEVALIER DANS L'HOTELLERIE QU'IL PRENAIT POUR UN CHATEAU
En voyant cet homme placé en travers sur un âne, l'hôtelier demanda quel mal il ressentait; Sancho répondit que ce n'était rien, mais qu'ayant roulé du haut d'une roche, il avait les côtes tant soit peu meurtries. Au rebours des gens de sa profession, la femme de cet hôtelier était