L'ingénieux chevalier Don Quichotte de la Manche. Miguel de Cervantes Saavedra
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Plein de ces agréables pensées, et emporté par le singulier plaisir qu'il y trouvait, il ne songea plus qu'à passer du désir à l'action. Son premier soin fut de déterrer les pièces d'une vieille armure, qui, depuis longtemps couverte de moisissure et rongée par la rouille, gisait oubliée dans un coin de sa maison. Il les nettoya et les rajusta de son mieux, mais grand fut son chagrin quand au lieu du heaume complet il s'aperçut qu'il ne restait plus que le morion. Son industrie y suppléa, et avec du carton il parvint à fabriquer une espèce de demi-salade, qui, emboîtée avec le morion, avait toute l'apparence d'une salade entière. Aussitôt, pour la mettre à l'épreuve, il tira son épée et lui en déchargea deux coups dont le premier détruisit l'ouvrage d'une semaine. Cette fragilité lui déplut fort: afin de s'assurer contre un tel péril il se mit à refaire son armet, et cette fois il ajouta en dedans de légères bandes de fer. Satisfait de sa solidité, mais peu empressé de risquer une seconde expérience, il le tint désormais pour un casque de la plus fine trempe.
Cela fait, notre hidalgo alla visiter sa monture; et quoique la pauvre bête eût plus de tares que de membres, et fût de plus chétive apparence que le cheval de Gonèle[14] CUI TANTUM PELLIS ET OSSA FUIT, il lui sembla que ni le Bucéphale d'Alexandre, ni le Babieça du Cid, ne pouvaient lui être comparés. Il passa quatre jours entiers à chercher quel nom il lui donnerait, disant qu'il n'était pas convenable que le cheval d'un si fameux chevalier, et de plus si excellent par lui-même, entrât en campagne sans avoir un nom qui le distinguât tout d'abord. Aussi se creusait-il l'esprit pour lui en composer un qui exprimât ce que le coursier avait été jadis et ce qu'il allait devenir: le maître changeant d'état, le cheval, selon lui, devait changer de nom et désormais en porter un conforme à la nouvelle profession qu'il embrassait. Après beaucoup de noms pris, quittés, rognés, allongés, faits et défaits, il s'arrêta à celui de Rossinante[15], qui lui parut tout à la fois sonore, retentissant, significatif, et bien digne, en effet, de la première de toutes les rosses du monde.
Une fois ce nom trouvé pour son cheval, il voulut s'en donner un à lui-même, et il y consacra encore huit jours, au bout desquels il se décida enfin à s'appeler don Quichotte, ce qui a fait penser aux auteurs de cette véridique histoire que son nom était Quixada et non Quesada, comme d'autres l'ont prétendu. Mais, venant à se souvenir que le valeureux Amadis ne s'était pas appelé Amadis tout court, et que pour rendre à jamais célèbre le nom de son pays, il l'avait ajouté au sien, en se faisant appeler Amadis de Gaule, notre hidalgo, jaloux de l'imiter, voulut de même s'appeler don Quichotte de la Manche, persuadé qu'il illustrait sa patrie en la faisant participer à la gloire qu'il allait acquérir.
Après avoir fourbi ses armes, fait avec un morion une salade entière, donné un nom retentissant à son cheval, et en avoir choisi un tout aussi noble pour lui-même, il se tint pour assuré qu'il ne manquait plus rien, sinon une dame à aimer, parce qu'un chevalier sans amour est un arbre sans feuilles et sans fruits, un corps sans âme. En effet, que pour la punition de mes péchés, se disait-il, ou plutôt grâce à ma bonne étoile, je vienne à me trouver face à face avec un géant, comme cela arrive sans cesse aux chevaliers errants, que je le désarçonne au premier choc et le pourfende par le milieu du corps, ou seulement le réduise à merci, n'est-il pas bien d'avoir une dame à qui je puisse l'envoyer en présent, afin qu'arrivé devant ma douce souveraine, il lui dise en l'abordant, d'une voix humble et soumise: «Madame, je suis le géant Caraculiambro, seigneur de l'île de Malindrania, qu'a vaincu en combat singulier votre esclave, l'invincible et jamais assez célébré don Quichotte de la Manche. C'est par son ordre que je viens me mettre à vos genoux devant Votre Grâce, afin qu'elle dispose de moi selon son bon plaisir.»
Oh! combien notre hidalgo fut heureux d'avoir inventé ce beau discours, et surtout d'avoir trouvé celle qu'il allait faire maîtresse de son cœur, instituer dame de ses pensées! C'était, à ce que l'on croit, la fille d'un laboureur des environs, jeune paysanne de bonne mine, dont il était devenu amoureux sans que la belle s'en doutât un seul instant. Elle s'appelait Aldonza Lorenzo. Après lui avoir longtemps cherché un nom qui, sans trop s'écarter de celui qu'elle portait, annonçât cependant la grande dame et la princesse, il finit par l'appeler Dulcinée du Toboso, parce qu'elle était native d'un village appelé le Toboso, nom, à son avis, noble, harmonieux, et non moins éclatant que ceux qu'il avait choisis pour son cheval et pour lui-même.
CHAPITRE II
QUI TRAITE DE LA PREMIÈRE SORTIE QUE FIT L'INGÉNIEUX DON QUICHOTTE
Ces préliminaires accomplis, notre hidalgo ne voulut pas différer plus longtemps de mettre à exécution son projet, se croyant déjà responsable de tous les maux que son inaction laissait peser sur la terre, torts à redresser, dettes à satisfaire, injures à punir, outrages à venger. Ainsi sans se confier à âme qui vive, et sans être vu de personne, un matin avant le jour (c'était un des plus chauds du mois de juillet), il s'arme de pied en cap, enfourche Rossinante, et, lance au poing, rondache au bras, visière baissée, il s'élance dans la campagne, par la fausse porte de sa basse-cour, ravi de voir avec quelle facilité il venait de donner carrière à son noble désir. Mais à peine fut-il en chemin, qu'assailli d'une fâcheuse pensée, peu s'en fallut qu'il n'abandonnât l'entreprise. Il se rappela tout à coup que n'étant point armé chevalier, les lois de cette profession lui défendaient d'entrer en lice avec aucun chevalier; et que le fût-il, il n'avait droit, comme novice, de porter que des armes blanches, c'est-à-dire sans devise sur l'écu, jusqu'à ce qu'il en eût conquis une par sa valeur. Ce scrupule le tourmentait; mais, sa folie l'emportant sur toute considération, il résolut de se faire armer chevalier par le premier qu'il rencontrerait, comme il avait lu dans ses livres que cela s'était souvent pratiqué. Quant à ses armes, il se promettait de les fourbir si bien, tout en tenant la campagne, qu'elles deviendraient plus blanches que l'hermine. S'étant donc mis l'esprit en repos, il poursuivit son chemin, s'abandonnant à la discrétion de son cheval, et persuadé qu'en cela consistait l'essence des aventures.
Paris, S. Raçon, imp.
Furne, Jouvet et comp., édit.
Dans ce moment survint l'hôtelier (p. 11).
Pendant qu'il cheminait enseveli dans ses pensées, notre chercheur d'aventures se parlait à lui-même. Lorsque dans les siècles à venir sera publié l'histoire de mes glorieux exploits, se disait-il, nul doute que le sage qui tiendra la plume, venant à raconter cette première sortie que je fais si matin, ne s'exprime de la sorte: A peine le blond Phébus commençait à déployer sur la spacieuse face de la terre les tresses dorées de sa belle chevelure, à peine les petits oiseaux, nuancés de mille couleurs, saluaient des harpes de leurs langues, dans une douce et mielleuse harmonie, l'Aurore au teint rose quittant la couche de son vieil époux pour venir éclairer l'horizon castillan, que le fameux chevalier don Quichotte de la Manche, désertant la plume paresseuse, monta sur son fidèle Rossinante, et prit sa route à travers l'antique et célèbre plaine de Montiel. C'était là qu'il se trouvait en ce moment. Heureux âge, ajoutait-il, siècle fortuné qui verra produire au grand jour mes incomparables prouesses, dignes d'être éternisées par le bronze et le marbre, retracées par le pinceau, afin d'être données en exemples aux races futures! Et toi, sage enchanteur, assez heureux pour être le chroniqueur de cette merveilleuse histoire, n'oublie pas, je t'en conjure, mon bon Rossinante, ce cher compagnon de mes pénibles travaux.
Puis tout à coup,