Légendes démocratiques du Nord. Jules Michelet
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Au reste, la Russie le sent. Malgré son atroce gouvernement, malgré le maître fou[1] qui l’enfonce aux abîmes, elle sent bien que tout son espoir est dans cette pauvre Pologne. Elle le sent; elle se souvient de la fraternité. Ce souvenir et ce sentiment sont à elle, Russie, sa légitimité, et c’est pourquoi Dieu la sauvera.
Vivez Pologne, vivez! Le monde vous en prie, toutes les nations; nul n’en n’a plus besoin que l’infortuné peuple russe. Le salut de ce peuple et sa rénovation sont pour vous une glorieuse raison d’être. Plus il descend, ce peuple, plus votre droit de vivre augmente, plus vous devenez sacrée, nécessaire et fatale.
1. Lorsque ces pages furent écrites, et tout ce volume, la Russie était gouvernée par Nicolas Ier. Nicolas qui continuait d’écraser la Pologne, qui étouffait le mouvement hongrois (1849) et peuplait la Sibérie de tous ceux qui aspiraient à la liberté.
Aujourd’hui, Alexandre II lui a succédé. Sous son règne, la Russie est entrée dans la voie des réformes; elle a vu s’accomplir, par la volonté impériale, l’affranchissement des serfs, pas gigantesque dont les conséquences transformeront fatalement, à une heure donnée, l’empire des tzars.
III
CAUSES RÉELLES DE LA RUINE DE LA POLOGNE
Jamais, depuis Œdipe, depuis l’atroce énigme du Sphinx, jamais la destinée n’a jeté aux nations un plus cruel problème, ni plus mystérieux que la ruine de la Pologne.
Contraste étrange! c’est justement la nation humaine entre toutes qui a été mise hors l’humanité.
La nation généreuse, hospitalière, la nation donnante, si je puis dire, celle pour qui la liberté sans bornes fut un besoin du cœur, c’est celle-là qui a été livrée en proie et dépouillée... Elle mendie son pain par toute la terre.
Le peuple chevalier qui, au prix de son sang, si souvent contre les Tartares et si souvent contre les Turcs, nous a tous défendus... c’est celui dont personne n’a pris la défense à son dernier jour!
Le dix-huitième siècle, qui a vu sa ruine, avait été pour la Pologne une époque de singulière douceur dans les mœurs. Les étrangers qui la visitaient alors nous disent qu’en ce pays, où il n’y avait ni police ni gendarmes, on pouvait parcourir les immenses forêts en toute sécurité, les mains pleines d’or. Presque aucun procès criminel. Les rôles de plusieurs tribunaux établissent que, durant trente années, on n’eut à y juger que des bohémiens ou des juifs, aucun Polonais; pas un noble, pas un paysan accusé de meurtre ou de vol.
«Les Polonais avaient des serfs», dit-on. Et les Russes n’en avaient pas, sans doute? et les Allemands n’en avaient pas? Le servage allemand était très dur, même en notre siècle. Un de mes amis a vu encore dans un État allemand une fille serve dans une loge à chien, avec une chaîne de fer. Nous-mêmes, Français, qui parlons tant, avec toutes nos belles lois, nous n’en avons pas moins des nègres, sans parler des nègres blancs de l’esclavage industriel, qui souvent vaut bien le servage.
Le serf, sous la république de Pologne, payait dix fois moins qu’aujourd’hui. Ajoutez qu’il était exempt du plus terrible impôt qu’exige la Russie. La noblesse portait seule les armes. On ne voyait pas ces longues files de jeunes paysans polonais, la chaîne au cou, qui marchent, piqués par le Cosaque, pour servir l’ennemi de la Pologne, dans le Caucase, en Sibérie, jusqu’aux frontières de Chine. Il en meurt la moitié en route; on en prend d’autres, toujours d’autres, qui ne reviennent jamais. La Pologne n’enfante que pour saouler le Minotaure.
Quel a été, en réalité, le péché de la Pologne? cet esprit romanesque, cet esprit de grandeur (fausse ou vraie) qui a fait des héros, mais qui convenait moins aux citoyens d’une république. Chaque homme était un roi et tenait cour, les portes ouvertes à tous, les tables toujours mises; on priait l’étranger d’entrer, on le comblait de dons. Et ce n’était pas seulement orgueil et faste, c’était aussi une aimable facilité de cœur, une bonté naturelle qui les jetait dans cet excès de libéralité. Tout objet que vous regardiez, que vous paraissiez trouver agréable dans la maison de votre hôte, on vous disait: «Il est à vous.»
Et il aurait paru bas, ignoble, anti-polonais, qu’il en fût autrement: cela était tellement établi dans les mœurs, qu’on disait aux enfants, lorsqu’on les menait en visite: «Prends bien garde de ne pas nommer, de ne louer aucun objet que tu verras. Ce serait indiscret, le maître le donnerait à l’instant.»
Cette libéralité prodigue et la fausse grandeur, la fastueuse vie du chevalier qui vit de gloire et jette l’or, elles eurent un double effet, et très fatal. D’abord, ils regardèrent au-dessous d’eux de s’occuper de leurs affaires, les laissèrent à des intendants qui pressuraient les serfs. Les plus généreux des hommes, les plus humains, les moins avides, se trouvèrent, par ces funestes intermédiaires, être, à leur insu, des maîtres très durs.
Cet éloignement des affaires fut cause aussi qu’ils laissèrent prendre un grand ascendant aux prêtres romains, aux jésuites.—La Pologne, au seizième siècle, était le pays le plus tolérant de la terre, l’asile de la liberté religieuse; tous les libres penseurs venaient s’y réfugier. Les jésuites arrivent; le clergé polonais suit leur impulsion, devient persécuteur. Il entreprend la tâche insensée de convertir les populations du rit grec, les belliqueux Cosaques. Ceux-ci, Polonais d’origine, sauvages, indépendants, comme le fier coursier de l’Ukraine, tournent bride, s’en vont du côté russe. La république de Pologne donna ce jour-là à son ennemi l’épée qui devait lui percer le cœur.
IV
SUBLIME GÉNÉROSITÉ DE LA POLOGNE
L’Europe oublieuse, distraite, semble ne plus savoir le suprême danger qu’elle courut aux derniers temps du Moyen-âge et qui l’en préserva.
L’invasion des Turcs, bien autrement sérieuse que celle des Tartares en Europe, n’était point un déluge d’un jour, qui inonde, ravage et s’écoule. Ces barbares, nullement barbares à la guerre, se présentaient en masses fortes, solides; parmi des nuées de cavalerie s’avançaient leurs redoutables janissaires, la première infanterie du monde. Leur victoire était très probable: victoire hideuse, qui n’eût été nullement celle du mahométisme. Ce monstre d’empire turc, création tout artificielle, très peu mahométane, ne venait point à nous comme une religion, ou comme une race. C’était, on le sait, de vastes razzias d’enfants de toute race qui recrutaient l’armée, le peuple appelé turc, empire immonde, effroyable Sodome, sanguinaire Antéchrist. L’Europe frissonnait aux récits des tortures que les vaincus avaient à attendre, empalés ou sciés en deux.
La Pologne se mit devant l’Europe avec la Hongrie et les Slaves, les Roumains du Danube; elle sauva l’humanité.
Pendant que l’Europe