Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

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Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi

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de cinq minutes en avance sur l’heure indiquée.

      Berg et sa femme, après avoir fini avec tous leurs préparatifs, attendaient leurs invités dans leur salon, éclairé à giorno et décoré de statuettes et de tableaux. Assis à côté de Véra, vêtu d’un uniforme non moins neuf que son salon et boutonné avec soin, il lui expliquait comme quoi il était indispensable d’avoir des relations sociales avec des personnes plus haut placées que soi et comment alors seulement on retirait quelque profit de ses connaissances: «On trouve toujours quelque chose à imiter et à demander; c’est ainsi que j’ai vécu depuis que j’ai obtenu mon premier grade (Berg ne comptait jamais par années, mais par promotions). Voyez mes camarades, ils sont encore des zéros, et moi, me voilà à la veille de commander un régiment, et j’ai le bonheur d’être votre mari!» Se levant pour baiser la main de Véra, il arrangea le tapis, dont un coin s’était relevé: «Et comment y suis-je parvenu? Surtout par mon tact dans le choix de mes connaissances… Il faut aussi, bien entendu, se conduire convenablement et être exact à remplir ses devoirs.»

      Berg sourit, avec la conscience de sa supériorité sur une faible femme, car la sienne, toute charmante qu’elle put être, était, après tout, aussi faible que ses pareilles et aussi incapable de comprendre la valeur de l’homme, le véritable sens de «ein Mann zu sein» (être un homme). Elle souriait aussi, de son côté, et exactement pour les mêmes motifs, car elle se reconnaissait une supériorité incontestable sur ce bon et excellent mari, qui, comme la plupart des hommes, jugeait la vie tout de travers et s’attribuait imperturbablement une intelligence hors ligne, tandis qu’ils n’étaient tous que des sots et d’orgueilleux égoïstes.

      Berg, entourant de ses bras sa femme avec précaution, pour ne pas déchirer un certain fichu de dentelle qu’il avait payé fort cher, lui appliqua un baiser bien au milieu des lèvres.

      «Il ne faudrait pas non plus que nous eussions des enfants de sitôt? Dit-il, en donnant, à sa manière, une conclusion à ses idées.

      — Oh! Je ne le désire pas non plus, répondit Véra. Il faut avant tout vivre pour la société!

      — La princesse Youssoupow en avait une toute pareille.»

      Et Berg toucha la pèlerine de sa femme d’un air satisfait.

      On annonça le comte Besoukhow; mari et femme échangèrent un coup d’œil enchanté, chacun s’attribuant de son côté l’honneur de sa visite.

      «Je t’en prie, dit Véra, ne viens pas m’interrompre à tout propos lorsque je cause; je sais fort bien ce qui peut intéresser, et ce qu’il faut dire, selon les personnes avec lesquelles je me trouve.

      — Mais, répliqua Berg, les hommes aiment parfois à causer entre eux de choses sérieuses, et…»

      Pierre venait d’entrer dans le petit salon, et il paraissait impossible de s’y asseoir sans en déranger la savante symétrie. Cependant Berg fut obligé, bon gré mal gré, de la rompre; mais, après avoir magnanimement avancé un fauteuil et reculé un canapé en l’honneur de leur hôte, il en éprouva un tel regret, que, lui laissant le choix entre les deux meubles, il finit par s’asseoir tout simplement sur une chaise. Berg et sa femme, enchantés dans leur for intérieur de l’heureux début de leur soirée, s’employèrent à l’envi, et en s’interrompant mutuellement, à entretenir de leur mieux leur invité.

      Véra ayant décidé, dans sa haute sagesse, qu’il fallait avant tout parler de l’ambassade française, aborda ce thème de prime abord, tandis que Berg, convaincu de la nécessité de traiter un plus grave sujet, lui coupa la parole pour mettre sur le tapis la guerre avec l’Autriche, et passa, tout doucement, de la guerre, envisagée à un point de vue général, à ses combinaisons personnelles, à la proposition qu’on lui avait faite de prendre une part active à cette campagne, et aux motifs qui la lui avaient fait refuser. Malgré le décousu de leur causerie et le dépit que Véra ressentait contre son mari pour s’être permis de l’interrompre, le ménage rayonnait de joie, en voyant que leur soirée, bien lancée, ressemblait comme deux gouttes d’eau, avec son brillant éclairage, sa table à thé et ses conversations à bâtons rompus, à toutes les réunions du même genre.

      Boris arriva sur ces entrefaites: une nuance de supériorité et de protection perçait dans sa façon d’être avec eux. Peu après, un colonel et sa femme, un général et les Rostow firent leur apparition; la soirée s’élevait donc au rang d’une vraie soirée! Les allées et venues causées par ces nouveaux invités, par l’échange des saluts, des phrases sans suite, et le froufrou des robes, remplirent de bonheur le ménage Berg. Tout se passait chez eux comme partout: le général, qui ressemblait, à s’y méprendre, à tous les généraux, accorda de grands éloges à l’appartement, tapa amicalement sur l’épaule de Berg, et, s’occupant aussitôt, avec une tyrannie toute paternelle, d’organiser la partie de boston, s’assit à côté du comte Rostow, le plus marquant des invités. Les vieux se réunirent aux vieilles; les jeunes filles et les jeunes gens se groupèrent ensemble. Véra s’installa à la table de thé, tout couverte de corbeilles d’argent pleines de pâtisseries identiquement semblables à celles qu’on avait mangées l’autre soir chez les Panine; en un mot, la soirée des Berg était, à leur satisfaction manifeste, semblable en tous points à toutes les autres soirées.

      XXI

      Pierre eut l’avantage d’être désigné pour la partie de boston avec le vieux comte, le général et le colonel. Il se trouva, par hasard, placé en face de Natacha et fut frappé du changement survenu en elle depuis le bal; elle ne disait mot et aurait été presque laide, sans l’expression de douceur et d’indifférence répandue sur ses traits. «Qu’a-t-elle?» se demanda-t-il. Assise à côté de sa sœur, elle répondait à Boris du bout des lèvres, sans le regarder. Pierre venait de jouer toute sa couleur et de compter cinq levées, lorsqu’il entendit, en relevant ses cartes, un bruit de pas suivi d’un échange de compliments, et son regard, se portant involontairement sur Natacha, il resta stupéfait: «Qu’est-ce que cela veut dire?» se demanda-t-il.

      La tête relevée, rougissante, et retenant avec peine sa respiration, elle parlait au prince André, qui, debout devant elle, la regardait d’un air doux et tendre. La flamme du feu qui couvait dans son cœur l’avait de nouveau transfigurée, et elle avait retrouvé toute la beauté qu’elle semblait, un moment auparavant, avoir perdue… C’était bien la Natacha du bal!

      Le prince André s’approcha de Pierre, qui, découvrant en lui une expression toute nouvelle de bonheur et un air de jeunesse qu’il ne lui connaissait pas, employa le temps que dura la partie à les examiner l’un et l’autre. «Il se passe quelque chose de grave entre eux,» se dit-il, et un mélange de regret et de joie l’émut au point de lui faire oublier son propre malheur.

      Les six robs terminés, il reprit toute sa liberté d’action, le général lui ayant déclaré qu’il n’était pas permis de jouer aussi mal que lui. Natacha causait avec Sonia et Boris, Véra avec le prince André. Elle avait remarqué ses assiduités auprès de Natacha et jugea nécessaire de profiter de la première occasion favorable pour lui lancer des allusions transparentes sur l’amour en général et sur sa sœur en particulier. Le sachant très intelligent, elle tenait à expérimenter sur lui sa fine diplomatie; aussi était-elle enchantée d’elle-même et tout entière aux plus éloquents développements, lorsque Pierre vint leur demander la permission de se mêler à leur conversation, à moins qu’il ne s’agît entre eux d’un grave mystère, et remarqua avec surprise l’embarras de son ami.

      «Que pensez-vous, prince, vous dont la clairvoyance pénètre et apprécie du premier coup

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