Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
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Читать онлайн книгу Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi страница 188
La porte du vestibule s’ouvrit, et une voix demanda: «Y sont-ils?» Cette voix l’arracha à la contemplation de sa charmante personne; l’oreille tendue, attirée par le bruit, elle ne se voyait plus dans la glace qu’elle regardait encore. C’était lui! Elle en était sûre, quoique les portes fussent fermées et que l’on perçût le bruit des pas qui se rapprochaient.
Pâle, hors d’elle-même, elle se précipita dans le salon: «Maman, Bolkonsky est arrivé; maman, c’est affreux, c’est insupportable! Je ne veux pas… souffrir! Que dois-je faire?» La comtesse n’avait pas encore eu le temps de répondre, que le prince André entra, sérieux et ému. La vue de Natacha le transfigura; baisant la main à la mère et à la fille, il s’assit. «Il y a longtemps que nous n’avons eu le plaisir de vous voir,» dit la comtesse; mais elle fut interrompue aussitôt par le prince André, qui avait hâte de présenter ses excuses et ses explications.
«Je suis allé voir mon père; j’avais besoin de lui parler d’une affaire très grave, et je ne suis revenu que cette nuit… Je désirerais, ajouta-t-il après une seconde de silence et en regardant Natacha, causer avec vous, comtesse?»
Celle-ci baissa les yeux et soupira. «Je suis à vos ordres,» dit-elle.
Natacha comprenait qu’elle devait se retirer, mais elle n’en avait pas la force; quelque chose lui serrait le gosier, et ses grands yeux restaient obstinément fixés sur le prince André: «Quoi, maintenant, tout de suite, non, c’est impossible,» se disait-elle.» Il la regarda de nouveau, elle comprit qu’elle avait deviné juste et que son sort allait se décider!
«Va, Natacha, je t’appellerai,» lui dit tout bas sa mère.
Natacha lui adressa ainsi qu’à Bolkonsky un dernier regard suppliant et effaré…, et elle sortit.
«Je suis venu, comtesse, vous demander la main de votre fille.»
La comtesse rougit et resta un moment sans répondre.
«Votre proposition, commença-t-elle d’un ton grave et avec embarras… votre proposition… nous est agréable, et je l’accepte: j’en suis charmée, et mon mari aussi, je l’espère; mais c’est elle, elle seule qui doit décider.
— Je lui parlerai lorsque vous l’aurez acceptée… puis-je compter…?
— Oui!» et la comtesse lui tendit la main.
Pendant qu’il s’inclinait pour la baiser, elle appliqua ses lèvres sur son front avec un mélange d’affection et d’appréhension; bien qu’elle fût prête à l’aimer comme un fils, cet étranger lui inspirait pourtant une certaine crainte.
«Mon mari fera comme moi, mais votre père? Dit-elle.
— Mon père, auquel j’ai fait part de mon projet, a exigé pour condition à son consentement que le mariage n’eût lieu que dans un an. C’est ce que je tenais à vous dire.
— Il est vrai que Natacha est bien jeune; mais un an d’attente, c’est un peu long!
— Impossible autrement, reprit le prince André avec un soupir.
— Je vais vous l’envoyer,» et la comtesse quitta le salon. «Seigneur, Seigneur, ayez pitié de nous,» répétait-elle en cherchant sa fille. Sonia lui dit qu’elle s’était retirée dans sa chambre. Natacha, assise sur son lit, pâle, les yeux secs et fixés sur les images, se signait rapidement et murmurait une prière. À la vue de sa mère, elle s’élança à son cou:
«Eh bien, maman, qu’y a-t-il?
— Va, il t’attend, il demande ta main, lui répondit la comtesse d’un ton qui lui parut sévère… Va!»
Et ses yeux, pleins de tristes et muets reproches, suivirent sa fille, qui s’enfuyait, elle, avec joie!
Natacha ne put jamais se rappeler plus tard comment elle était entrée dans le salon; elle s’y arrêta immobile à la vue du prince André. «Est-ce possible que cet étranger, soit devenu tout pour moi?» se demanda-t-elle, et elle se répondit instantanément à elle-même: «Oui, tout! Il m’est plus cher, à lui seul, que tout en ce monde!» Le prince André s’avança vers elle, les yeux baissés:
«Je vous ai aimée du premier jour où je vous ai vue. Puis-je espérer?…»
Il la regarda et fut frappé de l’expression sérieuse et passionnée de son visage, qui semblait lui dire: «Pourquoi douter de ce que l’on ne peut ignorer? Pourquoi parler, lorsque les paroles sont insuffisantes à exprimer ce que l’on sent?»
Elle se rapprocha et s’arrêta. Il lui prit la main et la baisa.
«M’aimez-vous? Lui demanda-t-il.
— Oui, oui,» murmura-t-elle presque avec dépit, et, aspirant l’air avec effort comme si elle allait étouffer, elle éclata en sanglots.
«Qu’avez-vous? Pourquoi pleurez-vous?
— Ah! C’est de bonheur,» dit-elle en souriant à travers ses larmes.
Se penchant vers lui, elle s’arrêta indécise une seconde, en se demandant si elle pouvait l’embrasser, et… elle l’embrassa.
Le prince André tenait ses deux mains dans les siennes, la pénétrait de son regard, et cependant son amour pour elle n’était plus le même: le poétique et mystérieux attrait du désir avait fait place dans son cœur à une tendre pitié pour sa faiblesse d’enfant et de femme, à la crainte de ne pouvoir répondre à ce confiant abandon et au sentiment à la fois joyeux et inquiet sur les obligations qui le liaient à elle et que lui imposait ce nouvel amour, moins lumineux peut-être et moins exalté que le premier, mais plus fort et plus profond: «Votre mère vous a-t-elle dit que cela ne pourrait avoir lieu avant un an?» lui demanda-t-il, en continuant à plonger ses regards dans les siens.
«Est-ce bien moi qu’on traitait tout à l’heure encore de petite fille, pensait Natacha, qui suis devenue tout à coup l’égale et la femme de cet étranger si intelligent et si bon, de cet homme que mon père même respecte? Est-ce donc vrai? Est-ce vrai aussi qu’à dater d’aujourd’hui il me faut prendre la vie au sérieux, que je suis une grande personne, que désormais je dois répondre de chaque parole, de chaque action?… Mais que m’a-t-il demandé?»
«Non, dit-elle tout haut, sans trop bien comprendre sa question.
— Vous êtes si jeune, reprit le prince André, tandis que moi j’ai passé par tant d’épreuves dans la vie! J’ai peur pour vous: vous ne vous connaissez pas vous-même.»
Natacha l’écoutait avec attention, mais sans pouvoir saisir le sens de ses paroles.
«Cette année sera lourde à supporter, car elle retarde mon bonheur, continua-t-il; mais elle vous donnera le temps de vous interroger; dans