Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
Чтение книги онлайн.
Читать онлайн книгу Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi страница 191
Après bien des hésitations et bien des prières au bon Dieu, la princesse Marie fit ce qu’il lui demandait.
«Écris à ton frère, lui répondit son père après avoir pris connaissance de la lettre et sans se fâcher, qu’il patiente jusqu’à ma mort… ce ne sera pas long, et cela lui déliera les mains!»
La princesse Marie essaya une timide objection; mais il l’interrompit en haussant la voix:
«Marie-toi, marie-toi, mon cher… belle parenté, ma foi! Sont-ils des gens d’esprit? Hein!… riches? Hein!… Une jolie belle-mère à donner à Nicolouchka! Écris-lui de l’épouser demain s’il en a tellement envie, et moi j’épouserai la Bourrienne!… ha, ha! Alors lui en aura une aussi… de belle-mère! Seulement, comme j’ai assez de femmes dans la maison, il me fera le plaisir d’aller vivre ailleurs, tu déménageras chez lui… à la grâce de Dieu, par la gelée, par la gelée!…»
Il ne fut plus jamais question de ce sujet après cette violente sortie, mais le dépit causé par la faiblesse de son fils se trahissait à tout moment dans les relations du père avec sa fille; un nouveau thème d’inépuisables plaisanteries s’était ajouté aux anciens: le thème de la belle-mère et de son penchant personnel pour la jeune Française.
«Pourquoi ne l’épouserais-je pas? Disait-il souvent. Elle fera une charmante princesse!…»
Et Marie s’aperçut enfin avec stupeur que les attentions de son père envers MlleBourrienne avaient pris un nouveau caractère, et qu’il trouvait du plaisir à passer de longues heures auprès d’elle. Elle rendit compte à son frère du triste résultat de sa démarche, en lui faisant toutefois espérer qu’elle réussirait à obtenir le consentement du vieux prince.
Le petit Nicolas, André et la religion étaient les seules joies, les seules consolations de la princesse Marie; mais, ayant, comme chacun ici-bas, besoin d’aspirations toutes personnelles, elle caressait dans le fin fond de son cœur un rêve, une espérance mystérieuse qui la soutenait dans la vie et que les pèlerins qu’elle recevait à l’insu de son père avaient contribué à développer en elle. Plus elle vivait, plus elle étudiait la vie, et plus elle s’étonnait de l’aveuglement de ceux qui cherchent sur la terre la satisfaction de leurs désirs, de ceux qui souffrent, qui travaillent, qui luttent, qui se font mutuellement du mal à la poursuite de ce mirage insaisissable, imaginaire et plein de tentations coupables, qu’on appelle le bonheur! Ne voyait-elle pas son frère, qui avait aimé sa femme, essayer de l’atteindre en aimant une autre femme, et son père s’opposer avec colère à ce choix qui lui paraissait trop modeste?… Tous souffraient les uns par les autres, et ils perdaient leur âme immortelle pour obtenir des jouissances qui passent comme un éclair. Non seulement nous ne le savons que trop par nous-mêmes, mais Jésus-Christ, le Fils de Dieu descendu sur la terre, nous a démontré que la vie n’est qu’un passage, une épreuve, et cependant nous nous y acharnons après le bonheur! Personne n’a donc compris cette vérité, se disait la princesse Marie, personne, excepté ces pauvres créatures du bon Dieu qui, la besace sur le dos, viennent à moi par l’escalier dérobé pour éviter mon père, non par crainte des mauvais traitements, mais afin de ne pas l’induire en tentation! Abandonner famille et patrie, renoncer aux biens de ce monde, ne s’attacher à rien ni à personne, errer de lieu en lieu sous un nom d’emprunt, vêtu de la bure du pèlerin, ne point faire de mal, mais prier, prier toujours pour ceux qui persécutent comme pour ceux qui protègent: voilà le vrai, voilà la vie dans sa plus haute acception!
Parmi les femmes vouées à cette existence errante, il y en avait une qui inspirait à la princesse Marie un intérêt tout particulier. C’était une certaine Fédociouchka, petite, grêlée, âgée de cinquante ans environ, et qui depuis trente ans marchait toujours pieds nus et portait un cilice. Un soir que, à la faible lueur de la lampe des images, elle écoutait le récit des pérégrinations de sa protégée, la pensée que celle-ci avait seule trouvé la véritable voie s’empara si violemment de la princesse Marie, qu’elle résolut au fond de son cœur de suivre son exemple. Longtemps après le départ de Fédociouchka, elle resta plongée dans ses réflexions et décida, malgré l’étrangeté de cette résolution, qu’elle devait, elle aussi, vivre de cette vie. Gonflant ce désir à son confesseur, le moine Hyacinthe, elle obtint son approbation, et, prétextant un cadeau à faire l’une de ces voyageuses, elle s’offrit à elle-même le costume complet, la chemise de bure, les chaussures nattées, le caftan et le grand mouchoir de laine noire. Arrêtée devant la bienheureuse armoire qui contenait ces effets, elle se demandait souvent, avec hésitation, si le moment n’était pas déjà venu mettre son projet à exécution.
Que de fois elle avait été tentée de tout abandonner et de s’enfuir avec ces femmes, dont les récits naïfs, répétés machinalement et à satiété, avaient le don d’exciter son enthousiasme, en lui laissant entrevoir un sens profond et mystérieux! Elle se voyait déjà cheminant avec Fédociouchka sur une route poudreuse, le bâton à la main, vêtues toutes deux de grossiers haillons, portant un petit sac sur les épaules, et traînant leur vie errante, de pèlerinage en pèlerinage, détachées de tout, ne ressentant ni envie, ni amour humain, ni désirs!
«Je m’arrêterai, pensait-elle, je prierai, et puis, sans me permettre de m’attacher à un endroit, d’y aimer… j’irai plus loin, j’irai ainsi jusqu’à ce que mes pieds se refusent à me porter; alors je me coucherai pour mourir n’importe où, et je trouverai enfin ce refuge de paix où il n’y a ni douleur ni regrets, où règnent la joie et la béatitude éternelles!»
Mais, à la vue de son père et de l’enfant, ses résolutions faiblissaient, et, versant en secret des larmes amères, elle s’accusait d’être une grande pécheresse et de les aimer tous deux plus que Dieu.
CHAPITRE II
I