Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

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Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi

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sa mère, il fut tout surpris et presque satisfait de voir qu’au fond de son cœur elle partageait sa façon de penser, et que cet avenir ne lui inspirait pas de sécurité.

      «Figure-toi, lui dit-elle en lui montrant la lettre du prince André, avec ce ton fâché que presque toutes les mères prennent involontairement lorsqu’elles parlent du bonheur futur de leur fille, figure-toi qu’il écrit qu’il ne peut revenir avant décembre. Qu’est-ce qui peut le retenir aussi longtemps? Il est malade, bien sûr, car sa santé est loin d’être bonne. N’en dis rien au moins à Natacha: tant mieux qu’elle soit gaie, ce sont derniers beaux jours de jeune fille, et, lorsqu’elle reçoit de ses lettres, je vois bien ce qui se passe en elle! Du reste, qui sait? C’est un parfait galant homme, et, Dieu aidant, elle sera heureuse!…» Ainsi se terminaient chaque fois les doléances de la comtesse.

      II

      À la suite de cette conversation, Nicolas resta triste et préoccupé pendant quelques jours. L’inévitable nécessité qui s’imposait à lui, pour complaire à sa mère, d’entrer dans les ennuyeux détails de l’administration des biens, le tourmentait au delà de toute expression; aussi résolut-il, le surlendemain de son arrivée, d’en finir sans plus tarder et d’avaler au plus tôt cette amère pilule. Les sourcils froncés et la mine renfrognée, il se dirigea, sans répondre aux questions qu’on lui adressait, vers l’aile du château habitée par Mitenka et lui demanda à voir les «comptes de toute la fortune». Ce qu’étaient ces «comptes de toute la fortune», Nicolas lui-même l’ignorait, et Mitenka, terrifié et stupéfait, ne le savait pas davantage; aussi ses explications furent-elles des plus embrouillées. Le starosta, l’adjoint du maire du village et le starosta provincial, qui attendaient dans l’antichambre, entendirent tout à coup, avec effroi, mais non sans une certaine satisfaction, les éclats de voix du jeune comte, qui devenaient de plus en plus violents et qui étaient accompagnés d’une volée d’injures tombant dru comme grêle:

      «Brigand, créature ingrate, chien que tu es, je t’assommerai!» etc.

      Puis, à la satisfaction et à l’effroi toujours croissants des auditeurs, ils virent Nicolas, la figure rouge de colère, les yeux injectés de sang, traîner Mitenka par le collet et le pousser au dehors à grands coups de pied et de genou, tout en lui criant à tue-tête:

      «Va-t’en, misérable, va-t’en, débarrasse-moi de ta présence!

      Mitenka, lancé en avant, dégringola les six marches du perron pour aller tomber dans un massif (ce massif était le refuge habituel et inviolable des gens d’Otradnoë, quand ils se trouvaient en faute; le régisseur lui-même, quand il revenait gris de la ville, profitait parfois de cet asile protecteur, et bien d’autres comme lui en avaient éprouvé la vertu).

      La femme et la belle-sœur de Mitenka, avec des figures bouleversées, entr’ouvrirent la porte de leur chambre, d’où s’échappait la vapeur d’un samovar et où se dressait un grand lit, sur lequel s’étalait une couverture piquée composée de chiffons d’étoffes de toutes couleurs. Rostow passa, haletant, devant elles, et s’achemina résolument vers la maison.

      La comtesse ne tarda pas à apprendre, par les femmes de chambre, ce qui venait de se passer, et en tira la conclusion rassurante que leurs affaires s’arrangeraient sans peine; mais, s’inquiétant de l’impression que cette scène avait pu produire sur son fils, elle alla à plusieurs reprises coller l’oreille à porte de sa chambre, où elle l’entrevit fumant silencieusement une pipe.

      «Sais-tu, mon ami, dit en souriant le lendemain matin le vieux comte à son fils; tu t’es emporté à tort, Mitenka m’a tout conté.

      — Je savais bien, pensa Nicolas, que je ne tirerais rien au clair, dans ce monde de fous.

      — Tu lui en as voulu de ne pas avoir inscrit les sept cents roubles, mais ils le sont dans le total… tu n’as pas regardé la page suivante.

      — Écoutez, mon père, c’est un voleur, un misérable, je le sais, et ce que j’ai fait est bien fait… mais, si vous le désirez, je ne lui en reparlerai plus.

      — Non, mon âme, non, je t’en supplie, occupe-toi des affaires, je suis vieux, et…» Le comte s’arrêta embarrassé; il savait mieux que personne qu’il était un mauvais administrateur, et responsable par conséquent, devant ses enfants, des fautes qu’il commettait, mais incapable de les réparer.

      «Je suis plus ignorant que vous dans tout cela; ainsi donc, mon père, pardonnez-moi si ma conduite vous a fâché… Que le diable emporte tous les paysans et l’argent et les totaux inscrits sur «les pages suivantes»! Je savais bien ce qu’autrefois signifiait «paroli à six levées»; mais, quant aux reports d’une page à une autre, je n’y comprends goutte!» Et il se jura à lui-même de ne plus se mêler de rien. Un jour cependant, sa mère lui demanda conseil; elle avait une lettre de change de deux mille roubles qu’elle avait prêtés dans le temps à Anna Mikhaïlovna. Comment agirait-il en cette circonstance?

      «C’est tout simple, lui dit Nicolas, puisque vous me permettez de vous donner mon avis. Je n’aime ni Anna Mikhaïlovna, ni Boris, mais ils ont été traités par nous en amis, et ils sont pauvres. Voilà donc ce qu’il nous reste à faire!» Et il déchira la lettre de change devant sa vieille mère, qui en sanglota de joie. À dater de ce jour, Nicolas, pour occuper ses loisirs, se passionna pour la chasse à courre, établie chez eux sur un très grand pied.

      III

      Les premières gelées blanches emprisonnaient sous leurs minces couches la terre trempée par les pluies d’automne; l’herbe foulée, tassée, tranchait en touffes d’un vert vif sur les champs ravagés par le bétail, où les chaumes brunis des grands blés d’été se mariaient avec les teintes pâles des blés du printemps, entrecoupés par les bandes rougeâtres du sarrasin. Les forêts, formant encore à la fin d’août des îlots d’une épaisse verdure, entourés de champs moissonnés et de terres noires ensemencées, s’étaient dorées et rougies, et se détachaient, en nuances vives et brillantes, sur le fond vert tendre du jeune blé qui commençait à pousser. Le lièvre changeait de pelage, les jeunes renards se dispersaient de côté et d’autre, et les louveteaux avaient dépassé la taille d’un grand chien. C’était le plus beau moment de la chasse. La meute du jeune et ardent Nemrod Rostow, quoiqu’elle fût bien entraînée, avait déjà été mise sur les dents, au point qu’il fut décidé en grand conseil qu’on lui accorderait trois jours de repos et que, le 16 septembre, on partirait en chasse en commençant par Doubrava, où l’on était sûr de trouver une portée entière de louveteaux.

      Dans la journée du 14 septembre, le froid devint vif et piquant, mais vers le soir l’air s’adoucit et il dégela; aussi lorsque, le 18 de grand matin, Nicolas, en robe de chambre, jeta un coup d’œil au dehors, il fut ravi du temps, un vrai temps de chasse; la voûte grise du ciel semblait se dissoudre, se fondre et s’abaisser graduellement; aucun souffle n’agitait l’air, seules les gouttelettes à peine visibles du brouillard tombaient sans bruit sur les branches dépouillées, y scintillaient un moment et glissaient plus bas, jusque sur les feuilles qui s’en détachaient une à une. La terre du jardin, noire comme du jais, reluisait toute mouillée et se confondait à quelques pas avec le linceul terne et humide de la brume. Nicolas sortit sur le perron ruisselant d’eau et couvert de boue: l’air lui apporta l’odeur des chiens, et cette senteur particulière aux forêts en automne, lorsque tout se flétrit et se fane. Milka, la chienne noire aux taches de feu, au large arrière-train, aux grands yeux à fleur de tête, apercevant son maître, se leva, s’étira, se coucha

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