Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
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Читать онлайн книгу Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi страница 31
— Pas le moins du monde, dit le narrateur stupéfait.
— C’est que je ne puis les souffrir,» reprit Hippolyte, et l’on comprit à son air qu’il avait senti après coup la portée de ses paroles; mais il avait tant d’aplomb qu’on se demandait, chaque fois qu’il parlait, s’il était bête ou spirituel. Il portait un habit à pans, vert foncé, des inexpressibles couleurs «chair de nymphe émue», selon sa propre expression, des bas et des souliers à boucles.
Le vicomte conta fort agréablement l’anecdote qui circulait sur le duc d’Enghien; il s’était, disait-on, rendu secrètement à Paris pour voir MlleGeorges, et il y avait rencontré Bonaparte, que l’éminente artiste favorisait également. La conséquence de ce hasard malheureux avait été pour Napoléon un de ces évanouissements prolongés auxquels il était sujet et qui l’avait mis au pouvoir de son ennemi. Le duc n’en avait pas profité; mais Bonaparte s’était vengé plus tard de cette généreuse conduite en le faisant assassiner. Ce récit, plein d’intérêt, devenait surtout émouvant au moment de la rencontre des deux rivaux, et les dames s’en montrèrent émues.
«C’est charmant, murmura Anna Pavlovna en interrogeant des yeux la petite princesse.
— Charmant!» reprit la petite princesse en piquant son aiguille dans son ouvrage pour faire voir que l’intérêt et le charme de l’histoire interrompaient son travail.
Le vicomte goûta fort cet éloge muet, et il s’apprêtait à continuer lorsqu’Anna Pavlovna, qui n’avait pas cessé de surveiller le terrible Pierre, le voyant aux prises avec l’abbé, se précipita vers eux pour prévenir le danger. Pierre avait en effet réussi à engager l’abbé dans une conversation sur l’équilibre politique, et l’abbé, visiblement enchanté de l’ardeur ingénue de son jeune interlocuteur, lui développait tout au long son projet tendrement caressé; tous deux parlaient haut, avec vivacité et avec entrain, et c’était là ce qui avait déplu à la demoiselle d’honneur.
«Quel moyen? Mais l’équilibre européen et le droit des gens, disait l’abbé… Un seul empire puissant comme la Russie, réputée barbare, se mettant honnêtement à la tête d’une alliance qui aurait pour but l’équilibre de l’Europe, et le monde serait sauvé!
— Mais comment parviendrez-vous à établir cet équilibre?» disait Pierre, au moment où Anna Pavlovna, lui jetant un regard sévère, demandait à l’Italien comment il supportait le climat du Nord. La figure de ce dernier changea subitement d’expression; et il prit cet air doucereusement affecté qui lui était habituel avec les femmes.
«Je subis trop vivement le charme de l’esprit et de la culture intellectuelle de la société féminine surtout, dans laquelle j’ai l’honneur d’être reçu, pour avoir eu le loisir de songer au climat,» répondit-il, tandis que MlleSchérer s’empressait de les rapprocher, Pierre et lui, du cercle général, afin de ne les point perdre de vue.
Au même moment, un nouveau personnage fit son entrée dans le salon de MlleSchérer: c’était le jeune prince Bolkonsky, le mari de la petite princesse, un joli garçon, de taille moyenne, avec des traits durs et accentués. Tout en lui, à commencer par son regard fatigué et à finir par sa démarche mesurée et tranquille, était l’opposé de sa petite femme, si vive et si remuante. Il connaissait tout le monde dans ce salon. Tous lui inspiraient un ennui profond, et il aurait payé cher pour ne plus les voir ni les entendre, sans en excepter même sa femme. Elle semblait lui inspirer plus d’antipathie que le reste, et il se détourna d’elle avec une grimace qui fit tort à sa jolie figure. Il baisa la main d’Anna Pavlovna et promena ses regards autour de lui en fronçant le sourcil.
«Vous vous préparez à faire la guerre, prince? Lui dit-elle.
— Le général Koutouzow a bien voulu de moi pour aide de camp, répondit Bolkonsky en accentuant la syllabe «zow».
— Et votre femme?
— Elle ira à la campagne.
— Comment n’avez-vous pas honte de nous priver de votre ravissante petite femme?
— André, s’écria la petite princesse, aussi coquette avec son mari qu’avec les autres, si tu savais la jolie histoire que le vicomte vient de nous conter sur MlleGeorges et Bonaparte!»
Le prince André fit de nouveau la grimace et s’éloigna.
Pierre, qui depuis son entrée l’avait suivi de ses yeux gais et bienveillants, s’approcha de lui et lui saisit la main. Le prince André ne se dérida pas pour le nouveau venu; mais, quand il eut reconnu le visage souriant de Pierre, le sien s’illumina tout à coup d’un bon et cordial sourire:
«Ah! Bah! Te voilà aussi dans le grand monde!
— Je savais que vous y seriez. J’irai souper chez vous; le puis-je? Ajouta-t-il tout bas pour ne pas gêner le vicomte, qui parlait encore.
— Non, tu ne le peux pas,» dit André en riant et en faisant comprendre à Pierre par un serrement de main l’inutilité de sa question.
Il allait lui dire quelque chose, lorsque le prince Basile et sa fille se levèrent, et l’on se rangea pour leur faire place.
«Excusez-nous, cher vicomte, dit le prince en forçant aimablement Mortemart à rester assis; cette malencontreuse fête de l’ambassade d’Angleterre nous prive d’un plaisir et nous force à vous interrompre. Je regrette vivement, chère Anna Pavlovna, d’être obligé de quitter votre charmante soirée.»
Sa fille Hélène se fraya un chemin au milieu des chaises, en retenant sa robe d’une main, sans cesser de sourire. Pierre regarda cette beauté resplendissante avec un mélange d’extase et de terreur.
«Elle est bien belle! Dit le prince André.
— Oui,» répondit Pierre.
Le prince Basile lui serra la main en passant:
«Faites-moi l’éducation de cet ours-là, dit-il en s’adressant à MlleSchérer, je vous en supplie. Voilà onze mois qu’il demeure chez moi, et c’est la première fois que je l’aperçois dans le monde. Rien ne forme mieux un jeune homme que la société des femmes d’esprit.»
IV
Anna Pavlovna promit en souriant de s’occuper de Pierre, qu’elle savait apparenté par son père au prince Basile. La vieille dame, qui était restée assise à côté de «la tante», se leva précipitamment et rattrapa le prince Basile dans l’antichambre. Sa figure bienveillante et creusée par les larmes n’exprimait plus l’intérêt attentif qu’elle s’était efforcée de lui donner, mais elle trahissait l’inquiétude et la crainte.
«Que me direz-vous, prince, à propos de mon Boris?»
Elle prononçait le mot Boris en accentuant tout particulièrement l’o.
«Je ne puis rester plus longtemps à Pétersbourg. Dites-moi, de grâce, quelles nouvelles je puis rapporter à mon pauvre garçon?»
Malgré le visible déplaisir et la flagrante impolitesse du prince Basile en l’écoutant, elle