Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
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Читать онлайн книгу Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi страница 38
— C’est bien, répéta Pierre, en suivant des yeux Dologhow, qui, ayant pris une bouteille de rhum, s’approchait de la fenêtre ouverte sur le ciel, où la lumière du soir et celle du matin se confondaient. Il sauta sur la croisée, tenant la bouteille d’une main:
«Écoutez, s’écria-t-il, debout dans l’embrasure, le visage tourné vers l’intérieur de la chambre. Chacun se tut.
«Je parie (il parlait le français pour se bien faire comprendre de l’Anglais, et il le parlait même assez mal), je parie cinquante impériales, voulez-vous cent?
— Non, cinquante!
— Bien, c’est dit: je parie cinquante impériales que je boirai toute cette bouteille de rhum, sans ôter le goulot de ma bouche, que je la boirai là, assis, en dehors de la fenêtre, – et il se pencha pour indiquer le rebord incliné de la muraille, – là-dessus et sans me tenir à rien. Est-ce cela?
— Parfaitement,» dit l’Anglais.
Anatole, saisissant ce dernier par un des boutons de son habit et le regardant de haut, car Stievens était petit, lui répéta en anglais les conditions du pari.
«Ce n’est pas tout, s’écria Dologhow, en frappant avec la bouteille sur l’entablement de la fenêtre, afin de se faire écouter… Ce n’est pas tout, Kouraguine, attention! Si quelqu’un fait la même chose, je lui payerai cent impériales. Est-ce compris?»
L’Anglais inclina la tête, sans laisser deviner s’il avait l’intention d’accepter ou de refuser ce nouveau pari. Anatole le tenait toujours, et lui traduisait les paroles de Dologhow, malgré ses gestes affirmatifs réitérés. Un jeune hussard de la garde, qui avait été en déveine toute la soirée, grimpa sur la fenêtre et se pencha pour regarder en bas:
«Oh! Oh! Murmura-t-il, en jetant les yeux jusque sur les dalles du trottoir.
— Silence!» cria Dologhow, et il tira en arrière l’officier, qui, embarrassé par ses éperons, sauta gauchement dans la chambre.
La bouteille une fois placée à sa portée, Dologhow enjamba la fenêtre avec lenteur et précaution, en abaissant ses jambes; alors, s’appuyant des deux mains aux deux côtés de la fenêtre il en mesura de l’œil la largeur. Puis il s’assit doucement, laissa aller ses mains, se pencha un peu à gauche, puis à droite, et saisit la bouteille.
Anatole apporta deux bougies et les plaça dans l’embrasure. Il faisait pourtant grand jour. Le dos et la tête crépue de Dologhow en chemise étaient éclairés des deux côtés. Tous se serrèrent autour de la fenêtre, l’Anglais en avant des autres. Pierre souriait en silence. Tout à coup un des assistants, terrifié et mécontent, se glissa au premier rang, avec l’intention de saisir Dologhow par sa chemise.
«Messieurs, ce sont des folies, il se blessera mortellement,» s’écria cet homme sage, plus sage assurément que ses camarades.
Anatole l’arrêta.
«Ne le touche pas, tu vas l’effrayer et il se tuera, et alors quoi? Hein!»
Dologhow, s’appuyant sur ses mains et cherchant à se mettre d’aplomb, se retourna:
«Si quelqu’un essaye encore de s’en mêler, je le ferai descendre par là à la minute. Voilà!» dit-il, laissant lentement tomber ces mots à travers ses lèvres minces et serrées… Puis ayant prononcé: Voilà! Il se retourna, porta la bouteille à sa bouche, rejeta sa tête en arrière et leva le bras qu’il avait encore de libre, afin de s’assurer un contrepoids. Un des domestiques, en train de rassembler les verres sur la table, s’arrêta immobile, à demi penché, et ne quitta plus des yeux la fenêtre et la tête de Dologhow.
L’Anglais, les lèvres fortement pincées, regardait de côté. Celui qui avait essayé, mais en vain, d’empêcher cette folie, s’était précipité dans un coin de la chambre sur un canapé, la figure tournée vers la muraille. Pierre se couvrit les yeux, et un faible sourire passa sur sa figure, qui exprimait l’épouvante et l’horreur. Il se fit un grand silence.
Pierre ouvrit les yeux et vit Dologhow assis dans la même position; seulement sa tête penchait si fortement en arrière, que ses cheveux crépus touchaient le col de sa chemise, tandis que le bras qui tenait la bouteille s’élevait de plus en plus, vacillant un peu sous l’effort. La bouteille se vidait à vue d’œil. «Comme c’est long!» pensait Pierre. Il lui semblait qu’il s’était écoulé plus d’une demi-heure… Dologhow fit tout à coup un mouvement de recul, et son bras trembla plus fort. Assis comme il l’était, sur un rebord incliné, ce mouvement nerveux pouvait le faire glisser dans le vide. Il se déplaça tout d’une pièce, et son bras et sa tête vacillèrent davantage; instinctivement il leva une main comme pour se cramponner à l’entablement de la croisée, mais l’abaissa aussitôt. Pierre referma les yeux, en se promettant de ne plus les rouvrir; mais au mouvement général qui se produisit une seconde après il regarda et vit Dologhow qui se tenait debout dans l’embrasure, pâle mais joyeux.
«Elle est vide!»
Il lança sa bouteille à l’Anglais, qui l’attrapa à la volée. Dologhow sauta dans la chambre: il exhalait une forte odeur de rhum.
«Admirable! Bravo! Voilà un pari! Que le diable vous emporte tous!» criait-on de tous côtés à la fois.
L’Anglais avait tiré sa bourse et faisait ses comptes avec Dologhow, devenu silencieux et maussade. Pierre s’élança sur la fenêtre.
«Messieurs! Qui veut parier avec moi que je ferai la même chose, et même sans pari? Vite une bouteille, je le ferai! Vite!…
— Va, va, dit Dologhow en souriant.
— Es-tu devenu fou, voyons! Qu’est-ce qui te prend? On te le défend, entends-tu bien, à toi dont la tête tourne sur un escalier, s’écrièrent plusieurs voix.
— Je boirai; vite une bouteille! Cria Pierre en frappant avec force sur la table d’un geste d’ivrogne, et il enjamba l’appui de la fenêtre. Un des jeunes gens se jeta sur ses mains, mais il était si fort, qu’il le repoussa bien loin.
— Non, vous n’en viendrez pas à bout comme cela, dit Anatole; attendez, je vais l’attraper.
— Écoute! Je tiens le pari, mais pas avant demain; maintenant allons tous à…
— Allons! S’écria Pierre, allons, et en avant Michka!» Il saisit l’ourson, l’entoura de ses bras, le souleva de terre et se mit à valser avec lui tout autour de la chambre.
X
Le prince Basile n’avait point oublié la promesse qu’il avait faite à la princesse Droubetzkoï à la soirée de MlleSchérer. La requête avait été présentée à l’Empereur, et le fils de la princesse passa, par exception, en qualité de sous-lieutenant dans la garde, au régiment Séménovsky; mais cependant, malgré tous les efforts de sa mère, Boris ne fut pas nommé aide de camp de Koutouzow. Quelque temps après la soirée, la princesse retourna à Moscou auprès des Rostow, ses riches parents, chez qui elle s’arrêtait toujours; c’est là que son petit Boris adoré avait passé la plus grande partie de son enfance. La garde avait quitté Pétersbourg le 10 du mois d’août, et le jeune homme, retenu à Moscou par la nécessité