Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
Чтение книги онлайн.
Читать онлайн книгу Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi страница 39
La mère était une femme de quarante-cinq ans, avec un type oriental, un visage amaigri, et visiblement épuisée par les douze enfants qu’elle avait donnés à son mari. La lenteur de ses mouvements et de son parler, qui provenait de sa faiblesse, lui donnait un air imposant qui inspirait le respect. La princesse Droubetzkoï était avec elle, et, comme elle faisait partie de la famille, elle aidait de son mieux à recevoir les visiteurs et à soutenir la conversation.
Les jeunes gens, qui ne se souciaient pas de prendre part à la réception, se tenaient dans des chambres intérieures. Le comte allait à la rencontre des arrivants, et en les reconduisant les engageait tous à dîner.
«Je vous suis bien sincèrement obligé, mon cher, ou ma chère, disait-il indifféremment à chacun, aux inférieurs aussi bien qu’aux supérieurs. Merci pour celle dont nous célébrons la fête. Vous viendrez dîner sans faute, n’est-ce pas? Autrement, mon cher, vous m’offenseriez. Je vous supplie de venir avec toute votre famille, ma chère…» Il répétait exactement les mêmes paroles à tous les invités, et les accompagnait exactement de la même expression de figure, puis venait un serrement de main avec saluts réitérés. Après avoir reconduit les partants, il revenait auprès de ceux qui n’avaient pas encore fait leurs adieux, s’avançait à lui-même un fauteuil et, après avoir posé avec complaisance ses pieds à terre et ses mains sur ses genoux, il se balançait de droite et de gauche, émettant, en homme qui croit savoir vivre, des réflexions sur le temps, sur la santé, tantôt en russe, tantôt en français, bien qu’il parlât fort mal le français, mais toujours avec le même aplomb. Malgré sa fatigue, il se levait de nouveau pour reconduire les partants, comme un homme bien décidé à remplir ses devoirs jusqu’au bout, et renouvelait ses invitations, tout cela en ramenant sur son crâne chauve quelques cheveux gris et rares.
Parfois, en revenant, il traversait le vestibule et la serre et entrait dans une grande salle avec des murs de stuc, où l’on dressait les tables pour un dîner de quatre-vingts couverts. Après avoir regardé les domestiques qui portaient les porcelaines, l’argenterie, et déployaient les nappes damassées, il appelait un certain Dmitri Vassiliévitch, noble de naissance, qui dirigeait ses affaires, et lui disait:
«Écoute, Mitenka, tâche que tout soit bien; oui, c’est bien, c’est bien!…»
Et en examinant avec satisfaction une énorme table qui venait de recevoir une rallonge, il ajoutait:
«Le principal, c’est le service, c’est le service, entends-tu bien,» et là-dessus il rentrait enchanté dans le salon.
«Marie Lvovna Karaguine!» annonça d’une voix de basse le valet de pied de la comtesse en se montrant à la porte.
La comtesse réfléchit un instant, en savourant une prise de tabac qu’elle prenait dans une tabatière en or ornée du portrait de son mari.
«Dieu! Que ces visites m’ont exténuée! Allons, encore cette dernière… elle est si bégueule!… Priez-la de monter,» répondit-elle tristement au laquais, comme si elle voulait dire: «Oh! Celle-là va m’achever!»
Une dame, grande, forte, à l’air hautain, suivie d’une jeune fille au visage rond et souriant, entra au salon; elles étaient précédées toutes deux du frou-frou de leurs robes traînantes.
«Chère comtesse… il y a si longtemps… elle a été alitée, la pauvre enfant… au bal des Razoumosky et de la comtesse Apraxine… J’ai été si heureuse!»
Ces civilités à bâtons rompus se confondaient avec le frôlement des robes et le déplacement des chaises. Puis la conversation s’engageait tant bien que mal jusqu’au moment où, grâce à une première pause, on pouvait décemment se permettre de lever la séance, tout en faisant ses adieux, et, après avoir recommencé les: «Je suis bien charmée… la santé de maman… La comtesse Apraxine…» passer dans l’antichambre, mettre sa pelisse et son manteau et partir.
La maladie du vieux comte Besoukhow, l’un des plus beaux hommes du temps de Catherine, qui était en ce moment la nouvelle du jour, fit naturellement les frais de la conversation, et il fut même question de son fils naturel, Pierre, celui-là même qui avait été si peu convenable à la soirée de MlleSchérer.
«Je plains bien sincèrement le pauvre comte, dit MmeKaraguine. Sa santé est si mauvaise, et avoir un fils qui lui cause un pareil chagrin!
— Mais quel est donc le chagrin qu’il a pu lui causer?» demanda la comtesse en feignant d’ignorer l’histoire, tandis qu’elle l’avait déjà entendu conter au moins une quinzaine de fois.
«Voilà le fruit de l’éducation actuelle! Ce jeune homme s’est trouvé livré à lui-même lorsqu’il était à l’étranger, et maintenant on raconte qu’il a fait à Pétersbourg des choses si épouvantables, qu’on a dû le faire partir, par ordre de la police.
— Vraiment? Dit la comtesse.
— Il a fait de mauvaises connaissances, ajouta la princesse Droubetzkoï, et avec le fils du prince Basile et un certain Dologhow ils ont commis des horreurs… Ce dernier a été fait soldat et on a renvoyé le fils de Besoukhow à Moscou; quant à Anatole, son père a trouvé le moyen d’étouffer le scandale; on lui a pourtant enjoint de quitter Pétersbourg.
— Mais qu’ont-ils donc fait? Demanda la comtesse.
— Ce sont de véritables brigands, Dologhow surtout, reprit MmeKaraguine: il est le fils de Marie Ivanovna Dologhow, une dame si respectable… Croiriez-vous qu’à eux trois ils se sont emparés, je ne sais où, d’un ourson, qu’ils l’ont fourré avec eux en voiture et mené chez des actrices. La police a voulu les arrêter. Alors… qu’ont-ils imaginé?… Ils ont saisi l’officier de police; et, après l’avoir attaché sur le dos de l’ourson, ils l’ont lâché clans la Moïka, l’ourson nageant avec l’homme de police sur son dos.
— Ah! Ma chère, la bonne figure que devait avoir cet homme! S’écria le comte en se tordant de rire.
— Mais, c’est une horreur! Il n’y a pas là, cher comte, de quoi rire,» s’écria MmeKaraguine.
Et, malgré elle, elle pouffait de rire, comme lui.
«On a eu toutes les peines du monde à sauver le malheureux… et quand on pense que c’est le fils du comte Besoukhow qui s’amuse d’une façon aussi insensée! Il passait pourtant pour un garçon intelligent et bien élevé… Voilà le résultat d’une éducation faite à l’étranger. J’espère au moins que personne ne le recevra, malgré sa fortune. On a voulu me le présenter, mais j’ai immédiatement décliné cet honneur…! J’ai des filles!
— Où avez-vous donc appris qu’il fût si riche, demanda la comtesse en se penchant vers MmeKaraguine et en tournant le dos aux demoiselles, qui feignirent aussitôt de ne rien entendre. Le vieux comte n’a que des enfants naturels, et Pierre est un de ces bâtards, je crois!»
MmeKaraguine fit un geste de la main.
«Ils sont, je crois, une vingtaine.»
La princesse Droubetzkoï, qui brûlait du désir de faire parade de ses relations et de montrer qu’elle connaissait à fond l’existence de chacun dans le détail le plus intime, prit à son tour la parole et dit à voix basse et avec emphase:
«Voici