Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
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Читать онлайн книгу Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi страница 54
Tous se turent à l’entrée d’Anna Mikhaïlovna, pour examiner sa figure pâle et éplorée, et le gros et grand Pierre qui la suivait docilement, la tête basse. Elle savait, et son visage l’exprimait clairement, que l’instant décisif était enfin arrivé, et ce fut avec l’assurance d’une Pétersbourgeoise rompue aux affaires qu’elle soutint la fixité curieuse de leurs regards. Elle sentait qu’elle était protégée par celui qu’elle avait amené, car le mourant l’avait demandé. Se dirigeant sans hésiter vers le confesseur du comte, et se courbant de façon à se rapetisser, sans toutefois s’incliner outre mesure, elle lui demanda respectueusement sa bénédiction, et s’adressa avec la même humilité à l’autre dignitaire de l’Église.
«Dieu soit loué, nous voilà à temps, dit-elle, nous avions si grand’peur!… C’est le fils du comte! Quel épouvantable moment!»
Ayant murmuré ces quelques mots, elle se tourna vers le docteur:
«Cher docteur, ce jeune homme est le fils du comte; y a-t-il de l’espoir?»
Le docteur leva les yeux au ciel et haussa les épaules.
Anna Mikhaïlovna l’imita en tout point, et, se couvrant la figure de la main, elle le quitta avec un profond soupir, pour se rapprocher de Pierre, avec une physionomie où il y avait du respect, de la tendresse et une tristesse significative.
«Ayez confiance en sa miséricorde!» Alors elle lui indiqua du doigt un petit canapé qu’elle l’engagea à occuper; ensuite elle se dirigea sans bruit vers la porte mystérieuse qui attirait toute l’attention, l’ouvrit imperceptiblement et disparut.
Pierre, qui s’était décidé à lui obéir aveuglément, s’assit sur le petit canapé et remarqua, non sans surprise, qu’on l’observait avec plus de curiosité que d’intérêt. On chuchotait en le désignant, et il paraissait inspirer une certaine crainte et une certaine servilité. On lui témoignait un respect auquel on ne l’avait point habitué, et la dame inconnue qui causait avec les deux prêtres se leva pour lui offrir sa place; un aide de camp ramassa le gant qu’il avait laissé tomber et le lui présenta; les médecins se turent et se rangèrent pour le laisser passer. Le premier mouvement de Pierre avait été de refuser la place offerte, pour ne point déranger la dame, de ramasser lui-même son gant et d’éviter les médecins, qui d’ailleurs ne se trouvaient pas sur son chemin; mais il pensa que ce ne serait pas convenable, qu’il était devenu un personnage, qu’on attendait beaucoup de lui pendant cette mystérieuse et triste nuit, et que par conséquent il était tenu d’accepter les services de chacun.
Il prit donc silencieusement le gant que lui tendait l’aide de camp, il s’assit à la place offerte par la dame, posa ses mains sur ses genoux, bien parallèles l’une à l’autre, dans la pose naïve d’une statue égyptienne, très décidé, pour ne point se compromettre, à s’abandonner à la volonté d’autrui, au lieu de suivre ses propres inspirations.
Deux minutes s’étaient à peine écoulées, que le prince Basile, la tête haute, vêtu de sa longue redingote, sur laquelle brillaient trois étoiles, fit majestueusement son entrée. Il semblait avoir subitement maigri; ses yeux s’agrandirent à la vue de Pierre. Il lui prit la main, ce qu’il n’avait encore jamais fait, et l’abaissa lentement comme pour en éprouver la force de résistance.
«Courage, courage, mon ami;… il a demandé à vous voir, c’est bien!»
Et il allait le quitter, lorsque Pierre crut de son devoir de lui demander:
«Est-ce que la santé de…?»
Il s’arrêta confus, ne sachant comment nommer le comte son père!
«Il a eu encore «un coup» il y a une demi-heure. Courage, mon ami!»
Le trouble de ses idées était si grand, que Pierre s’imagina à l’entendre que le mourant avait été frappé par quelqu’un, et il fixa sur le prince Basile un regard ahuri. Celui-ci, ayant échangé quelques mots avec le docteur Lorrain, se glissa sur la pointe du pied par la porte entr’ouverte. L’aînée des princesses le suivit, ainsi que le clergé et les serviteurs de la maison. Il se fit un mouvement dans la chambre du malade, et Anna Mikhaïlovna, pâle mais ferme dans l’accomplissement de son devoir, en sortit pour aller chercher Pierre.
«La bonté divine est inépuisable, lui dit-elle. La cérémonie de l’extrême-onction va commencer… venez…!»
Il se leva et remarqua que toutes les personnes qui étaient là, la dame inconnue et l’aide de camp compris, entrèrent avec lui dans la pièce voisine. Il n’y avait plus de consigne à observer.
XXIII
Pierre connaissait parfaitement cette grande chambre, divisée par des colonnes formant alcôve et toute tapissée d’étoffes à l’orientale. Derrière les colonnes, on voyait un grand lit en bois d’acajou, très élevé, garni de lourds rideaux, et, de l’autre, la niche vitrée contenant les saintes images, qui était éclairée comme une église pendant l’office divin. Dans un large fauteuil à la Voltaire placé devant elles, le comte Besoukhow, avec sa grande et majestueuse figure, et enveloppé jusqu’à la ceinture d’une couverture de soie, était à demi couché sur des oreillers d’une blancheur immaculée. Une crinière de cheveux gris, semblable à celle d’un lion, et des rides fortement accusées faisaient ressortir son beau et noble visage au teint de cire. Ses deux mains, grandes et fortes, gisaient inanimées sur la couverture. Entre l’index et le pouce de la main droite, on avait placé un cierge, que retenait un vieux serviteur penché au-dessus du fauteuil. Les prêtres et les diacres, avec leurs longs cheveux descendant sur les épaules, et leurs riches habits sacerdotaux, officiaient autour de lui avec une lenteur solennelle, tenant à la main des cierges allumés. Au second plan, les deux nièces cadettes, leurs mouchoirs sur les yeux, s’effaçaient derrière le visage impassible de Catiche, leur sœur aînée, qui paraissait craindre, si elle avait porté ailleurs son regard rivé aux saintes images, de ne plus rester maîtresse de ses sentiments. Une tristesse calme et une expression de pardon sans réserve se lisaient sur les traits de la princesse Droubetzkoï, qui était restée appuyée à la porte, à côté de la dame inconnue. Le prince Basile, en face d’elle, à deux pas du mourant, un cierge dans la main gauche, se tenait accoudé sur le dossier sculpté d’une chaise recouverte de velours, et levait les yeux au ciel chaque fois que de sa main droite il se touchait le front en se signant. Son visage était empreint d’une piété résignée et d’un abandon complet à la volonté du Très-Haut.
«Malheur à vous qui n’êtes pas à la hauteur de mes sentiments!» avait-il l’air de dire.
Derrière lui étaient