Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel. Marcel Proust

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Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel - Marcel Proust

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sur le clair de lune elles étaient tout simplement devenues une charge à la maison. Chaque fois qu’il faisait clair de lune autour du château, s’il y avait quelque invité nouveau, on lui conseillait d’emmener M. de Chateaubriand prendre l’air après le dîner. Quand ils revenaient, mon père ne manquait pas de prendre à part l’invité: «M. de Chateaubriand a été bien éloquent? – Oh! oui. – Il vous a parlé du clair de lune. – Oui, comment savez-vous? – Attendez, ne vous a-t-il pas dit, et il lui citait la phrase. – Oui, mais par quel mystère. – Et il vous a parlé même du clair de lune dans la campagne romaine. – Mais vous êtes sorcier.» Mon père n’était pas sorcier, mais M. de Chateaubriand se contentait de servir toujours un même morceau tout préparé.

      Au nom de Vigny elle se mit à rire.

      – Celui qui disait: «Je suis le comte Alfred de Vigny.» On est comte ou on n’est pas comte, ça n’a aucune espèce d’importance.

      Et peut-être trouvait-elle que cela en avait tout de même un peu, car elle ajoutait:

      – D’abord je ne suis pas sûre qu’il le fût, et il était en tout cas de très petite souche, ce monsieur qui a parlé dans ses vers de son «cimier de gentilhomme». Comme c’est de bon goût et comme c’est intéressant pour le lecteur! C’est comme Musset, simple bourgeois de Paris, qui disait emphatiquement: «L’épervier d’or dont mon casque est armé.» Jamais un vrai grand seigneur ne dit de ces choses-là. Au moins Musset avait du talent comme poète. Mais à part Cinq-Mars je n’ai jamais rien pu lire de M. de Vigny, l’ennui me fait tomber le livre des mains. M. Molé, qui avait autant d’esprit et de tact que M. de Vigny en avait peu, l’a arrangé de belle façon en le recevant à l’Académie. Comment, vous ne connaissez pas son discours? C’est un chef-d’oeuvre de malice et d’impertinence.

      Elle reprochait à Balzac qu’elle s’étonnait de voir admiré par ses neveux, d’avoir prétendu peindre une société «où il n’était pas reçu», et dont il a raconté mille invraisemblances. Quant à Victor Hugo, elle nous disait que M. de Bouillon, son père, qui avait des camarades dans la jeunesse romantique, était entré grâce à eux à la première d’Hernani mais qu’il n’avait pu rester jusqu’au bout, tant il avait trouvé ridicule, les vers de cet écrivain doué mais exagéré et qui n’a reçu le titre de grand poète qu’en vertu d’un marché fait, et comme récompense de l’indulgence intéressée qu’il a professée pour les dangereuses divagations des socialistes.

      Nous apercevions déjà l’hôtel, ses lumières si hostiles le premier soir, à l’arrivée, maintenant protectrices et douces, annonciatrices du foyer. Et quand la voiture arrivait près de la porte, le concierge, les grooms, le lift, empressés, naïfs, vaguement inquiets de notre retard, massés sur les degrés à nous attendre, étaient devenus familiers, de ces êtres qui changent tant de fois au cours de notre vie, comme nous changeons nous-mêmes, mais dans lesquels au moment où ils sont pour un temps le miroir de nos habitudes, nous trouvons de la douceur à nous sentir fidèlement et amicalement reflétés. Nous les préférons à des amis que nous n’avons pas vus depuis longtemps, car ils contiennent davantage de ce que nous sommes actuellement. Seul «le chasseur», exposé au soleil dans la journée avait été rentré pour ne pas supporter la rigueur du soir, et emmailloté de lainages, lesquels joints à l’éplorement orangé de sa chevelure, et à la fleur curieusement rose de ses joues, faisaient au milieu du hall vitré, penser à une plante de serre qu’on protège contre le froid. Nous descendions de voiture, aidés par beaucoup plus de serviteurs qu’il n’était nécessaire, mais ils sentaient l’importance de la scène et se croyaient obligés d’y jouer un rôle. J’étais affamé. Aussi, souvent pour ne pas retarder le moment de dîner, je ne remontais pas dans la chambre qui avait fini par devenir si réellement mienne que revoir les grands rideaux violets et les bibliothèques basses, c’était me retrouver seul avec ce moi-même dont les choses, comme les gens, m’offraient l’image, et nous attendions tous ensemble dans le hall que le maître d’hôtel vînt nous dire que nous étions servis. C’était encore l’occasion pour nous d’écouter Mme de Villeparisis.

      – Nous abusons de vous, disait ma grand’mère.

      – Mais comment, je suis ravie, cela m’enchante, répondait son amie avec un sourire câlin, en filant les sons, sur un ton mélodieux, qui contrastait avec sa simplicité coutumière.

      C’est qu’en effet dans ces moments-là elle n’était pas naturelle, elle se souvenait de son éducation, des façons aristocratiques avec lesquelles une grande dame doit montrer à des bourgeois qu’elle est heureuse de se trouver avec eux, qu’elle est sans morgue. Et le seul manque de véritable politesse qu’il y eût en elle était dans l’excès de ses politesses; car on y reconnaissait ce pli professionnel d’une dame du faubourg Saint-Germain, laquelle voyant toujours dans certains bourgeois les mécontents qu’elle est destinée à faire certains jours, profite avidement de toutes les occasions où il lui est possible, dans le livre de compte de son amabilité avec eux, de prendre l’avance d’un solde créditeur, qui lui permettra prochainement d’inscrire à son débit le dîner ou le raout où elle ne les invitera pas. Ainsi, ayant agi jadis sur elle une fois pour toutes, et ignorant que maintenant les circonstances étaient autres, les personnes différentes et qu’à Paris elle souhaiterait de nous voir chez elles souvent, le génie de sa caste poussait avec une ardeur fiévreuse Mme de Villeparisis, comme si le temps qui lui était concédé pour être aimable était court, à multiplier avec nous, pendant que nous étions à Balbec, les envois de roses et de melons, les prêts de livres, les promenades en voiture et les effusions verbales. Et par là – tout autant que la splendeur aveuglante de la plage, que le flamboiement multicolore et les lueurs sous-océaniques des chambres, tout autant même que les leçons d’équitation par lesquelles des fils de commerçants étaient déifiés comme Alexandre de Macédoine – les amabilités quotidiennes de Mme de Villeparisis et aussi la facilité momentanée, estivale, avec laquelle ma grand’mère les acceptait, sont restées dans mon souvenir comme caractéristiques de la vie de bains de mer.

      – Donnez donc vos manteaux pour qu’on les remonte.

      Ma grand’mère les passait au directeur, et à cause de ses gentillesses pour moi, j’étais désolé de ce manque d’égards dont il paraissait souffrir.

      – Je crois que ce monsieur est froissé, disait la marquise. Il se croit probablement trop grand seigneur pour prendre vos châles. Je me rappelle le duc de Nemours, quand j’étais encore bien petite, entrant chez mon père qui habitait le dernier étage de l’hôtel Bouillon, avec un gros paquet sous le bras, des lettres et des journaux. Je crois voir le prince dans son habit bleu sous l’encadrement de notre porte qui avait de jolies boiseries, je crois que c’est Bagard qui faisait cela, vous savez ces fines baguettes si souples que l’ébéniste parfois leur faisait former des petites coques, et des fleurs, comme des rubans qui nouent un bouquet. «Tenez, Cyrus, dit-il à mon père, voilà ce que votre concierge m’a donné pour vous. Il m’a dit: «Puisque vous allez chez M. le comte, ce n’est pas la peine que je monte les étages, mais prenez garde de ne pas gâter la ficelle.» Maintenant que vous avez donné vos affaires, asseyez-vous, tenez, mettez-vous là, disait-elle à ma grand’mère en lui prenant la main.

      – Oh! si cela vous est égal, pas dans ce fauteuil! Il est trop petit pour deux, mais trop grand pour moi seule, j’y serais mal.

      – Vous me faites penser, car c’était tout à fait le même, à un fauteuil que j’ai eu longtemps mais que j’ai fini par ne pas pouvoir garder parce qu’il avait été donné à ma mère par la malheureuse duchesse de Praslin. Ma mère qui était pourtant la personne la plus simple du monde, mais qui avait encore des idées qui viennent d’un autre temps et que déjà je ne comprenais pas très bien, n’avait pas voulu d’abord se laisser présenter à Mme de Praslin qui n’était que Mlle Sebastiani, tandis que celle-ci, parce qu’elle

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