Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel. Marcel Proust
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– C’est comme les romans de Stendhal pour qui vous aviez l’air d’avoir de l’admiration. Vous l’auriez beaucoup étonné en lui parlant sur ce ton. Mon père qui le voyait chez M. Mérimée – un homme de talent au moins celui-là – m’a souvent dit que Beyle (c’était son nom) était d’une vulgarité affreuse, mais spirituel dans un dîner, et ne s’en faisant pas accroire pour ses livres. Du reste, vous avez pu voir vous-même par quel haussement d’épaules il a répondu aux éloges outrés de M. de Balzac. En cela du moins il était homme de bonne compagnie.
Elle avait de tous ces grands hommes des autographes, et semblait, se prévalant des relations particulières que sa famille avait eues avec eux, penser que son jugement à leur égard était plus juste que celui de jeunes gens qui comme moi n’avaient pas pu les fréquenter.
– Je crois que je peux en parler, car ils venaient chez mon père; et comme disait M. Sainte-Beuve, qui avait bien de l’esprit, il faut croire sur eux ceux qui les ont vus de près et ont pu juger plus exactement de ce qu’ils valaient.
Parfois, comme la voiture gravissait une route montante entre des terres labourées, rendant les champs plus réels, leur ajoutant une marque d’authenticité, comme la précieuse fleurette dont certains maîtres anciens signaient leurs tableaux, quelques bleuets hésitants pareils à ceux de Combray suivaient notre voiture. Bientôt nos chevaux les distançaient, mais, mais après quelques pas, nous en apercevions un autre qui en nous attendant avait piqué devant nous dans l’herbe son étoile bleue; plusieurs s’enhardissaient jusqu’à venir se poser au bord de la route et c’était toute une nébuleuse qui se formait avec mes souvenirs lointains et les fleurs apprivoisées.
Nous redescendions la côte; alors nous croisions, la montant à pied, à bicyclette, en carriole ou en voiture, quelqu’une de ces créatures – fleurs de la belle journée, mais qui ne sont pas comme les fleurs des champs, car chacune recèle quelque chose qui n’est pas dans une autre et qui empêchera que nous puissions contenter avec ses pareilles le désir qu’elle a fait naître en nous – quelque fille de ferme poussant sa vache ou à demi couchée sur une charrette, quelque fille de boutiquier en promenade, quelque élégante demoiselle assise sur le strapontin d’un landau, en face de ses parents. Certes Bloch m’avait ouvert une ère nouvelle et avait changé pour moi la valeur de la vie, le jour où il m’avait appris que les rêves que j’avais promenés solitairement du côté de Méséglise quand je souhaitais que passât une paysanne que je prendrais dans mes bras, n’étaient pas une chimère qui ne correspondait à rien d’extérieur à moi, mais que toutes les filles qu’on rencontrait, villageoises ou demoiselles étaient toutes prêtes à en exaucer de pareils. Et dussé-je, maintenant que j’étais souffrant et ne sortais pas seul, ne jamais pouvoir faire l’amour avec elles, j’étais tout de même heureux comme un enfant né dans une prison ou dans un hôpital et qui, ayant cru longtemps que l’organisme humain ne peut digérer que du pain sec et des médicaments, a appris tout d’un coup que les pêches, les abricots, le raisin, ne sont pas une simple parure de la campagne, mais des aliments délicieux et assimilables. Même si son geôlier ou son garde-malade ne lui permettent pas de cueillir ces beaux fruits, le monde cependant lui paraît meilleur et l’existence plus clémente. Car un désir nous semble plus beau, nous nous appuyons à lui avec plus de confiance quand nous savons qu’en dehors de nous la réalité s’y conforme, même si pour nous il n’est pas réalisable. Et nous pensons avec plus de joie à une vie où, à condition que nous écartions pour un instant de notre pensée le petit obstacle accidentel et particulier qui nous empêche personnellement de le faire, nous pouvons nous imaginer l’assouvissant. Pour les belles filles qui passaient, du jour où j’avais su que leurs joues pouvaient être embrassées, j’étais devenu curieux de leur âme. Et l’univers m’avait paru plus intéressant.
La voiture de Mme de Villeparisis allait vite. A peine avais-je le temps de voir la fillette qui venait dans notre direction; et pourtant – comme la beauté des êtres n’est pas comme celle des choses, et que nous sentons qu’elle est celle d’une créature unique, consciente et volontaire – dès que son individualité, âme vague, volonté inconnue de moi, se peignait en une petite image prodigieusement réduite, mais complète, au fond de son regard distrait, aussitôt, mystérieuse réplique des pollens tout préparés pour les pistils, je sentais saillir en moi l’embryon aussi vague, aussi minuscule, du désir de ne pas laisser passer cette fille, sans que sa pensée prît conscience de ma personne, sans que j’empêchasse ses désirs d’aller à quelqu’un d’autre, sans que je vinsse me fixer dans sa rêverie et saisir son coeur. Cependant notre voiture s’éloignait, la belle fille était déjà derrière nous, et comme elle ne possédait de moi aucune des notions qui constituent une personne, ses yeux, qui m’avaient à peine vu, m’avaient déjà oublié. Était-ce parce que je ne l’avais qu’entr’aperçue que je l’avais trouvée si belle? Peut-être. D’abord l’impossibilité de s’arrêter auprès d’une femme, le risque de ne pas la retrouver un autre jour lui donnent brusquement le même charme qu’à un pays la maladie ou la pauvreté qui nous empêchent de le visiter, ou qu’aux jours si ternes qui nous restent à vivre le combat où nous succomberons sans doute. De sorte que, s’il n’y avait pas l’habitude, la vie devrait paraître délicieuse à des êtres qui seraient à chaque heure menacés de mourir – c’est-à-dire à tous les hommes. Puis si l’imagination est entraînée par le désir de ce que nous ne pouvons posséder, son essor n’est pas limité par une réalité complètement perçue dans ces rencontres où les charmes de la passante sont généralement en relation directe avec la rapidité du passage. Pour peu que la nuit tombe et que la voiture aille vite, à la campagne, dans une ville, il n’y a pas un torse féminin mutilé comme un marbre antique par la vitesse qui nous entraîne et le crépuscule qui le noie, qui ne tire sur notre coeur, à chaque coin de route, du fond de chaque boutique, les flèches de la Beauté, de la Beauté dont on serait parfois tenté de se demander si elle est en ce monde autre chose que la partie de complément qu’ajoute à une passante fragmentaire et fugitive notre imagination surexcitée par le regret.
Si j’avais pu descendre parler à la fille que nous croisions, peut-être eussé-je été désillusionné par quelque défaut de sa peau que de la voiture je n’avais pas distingué. (Et alors, tout effort pour pénétrer dans sa vie m’eût semblé soudain impossible. Car la beauté est une suite d’hypothèses que rétrécit la laideur en barrant la route que nous voyions déjà s’ouvrir sur l’inconnu.) Peut-être un seul mot qu’elle eût dit, un sourire, m’eussent fourni une clef, un chiffre inattendus, pour lire l’expression de sa figure et de sa démarche, qui seraient aussitôt devenues banales. C’est possible, car je n’ai jamais rencontré dans la vie de filles aussi désirables que les jours où j’étais avec quelque grave personne que malgré les mille prétextes que j’inventais je ne pouvais quitter: quelques années après celle où j’allai pour la première fois à Balbec, faisant à Paris une course en voiture avec un ami de mon père et ayant aperçu une femme qui marchait vite dans la nuit, je pensai qu’il était déraisonnable de perdre pour une raison de convenances ma part de bonheur dans la seule vie qu’il y ait sans doute, et sautant à terre sans m’excuser, je me mis à la recherche de l’inconnue, la perdis au carrefour de deux rues, la retrouvai dans une troisième, et me trouvai enfin, tout essoufflé, sous un réverbère, en face de la vieille Mme Verdurin que j’évitais partout et qui heureuse et surprise s’écria: «Oh! comme c’est aimable d’avoir couru pour me dire bonjour.»
Cette année-là, à Balbec, au moment de ces rencontres, j’assurais à ma grand’mère, à Mme de Villeparisis qu’à cause d’un grand mal de tête, il valait mieux que je rentrasse seul à pied. Elles refusaient de me laisser descendre. Et j’ajoutais la belle fille (bien plus difficile à retrouver que ne l’est un monument, car elle était anonyme et mobile)